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la première fois de sa vie, il éprouvait un besoin impérieux, irrésistible, d’entrer dans ce monde bon ou mauvais qu’il ignorait, près duquel il glissait sous la direction du père Joseph, comme passe auprès d’un séduisant rivage celui qu’emporte un courant rapide. Et c’était dans le silence de la nuit que ce monde lui apparaissait avec tous ses enchantemens, parce que ce qu’il voulait, ce qui faisait le fond de ses aspirations tenait plus de l’illusion que de la réalité.

Tandis que des rêves inquiets traversaient le cerveau de Déodat, le pourohita cherchait avec ardeur les moyens de faire rentrer le néophyte dans la caste brahmanique. La lutte était engagée entre lui et le prêtre chrétien ; son honneur et celui de la caste tout entière eussent été compromis par une défaite. Il consulta quelques-uns de ses collègues en qui il avait le plus de confiance ; ceux-ci déclarèrent qu’il fallait se porter en masse auprès du vieux missionnaire et enlever de force le jeune Déodat, qu’ils affectaient de nommer Dévadatta, comme si déjà il eût repris son rang parmi les idolâtres; mais le pourohîta rejeta leur plan.

— Pas de violence, dit-il; ayons plutôt recours à la ruse. Vous connaissez tous Kalavatty, la folle dont l’enfant a péri dans la grande épidémie qui a fait tant de victimes il y a dix-sept ans?... La pauvre femme a failli succomber elle-même, et comme elle n’a pas eu connaissance de la mort de son fils, elle s’obstine à croire qu’il vit toujours... Eh bien! persuadons-lui que Dévadatta est cet enfant regretté qu’elle s’en va cherchant partout... Amenez-la ici, et je me charge du reste.

Au point du jour, Kalavatty fut amenée. Elle était assez calme; on eut pu croire qu’elle possédait la plénitude de sa raison. Le pourohita, prenant avec lui trois de ses acolytes, fit signe à la pauvre femme de le suivre. Celle-ci obéit sans hésitation, et ils arrivèrent tous les cinq à la chauderie. Couché sur la natte et toujours souffrant, le père Joseph récitait ses prières, tandis que Déodat, seul dans un coin de la cour, s’occupait à cuire le riz pour le repas du matin.

— Kalavatty, dit brusquement le pourohita, voilà ton fils!... — La pauvre femme secoua la tête. — Je te dis que c’est lui, reprit le brahmane.

— Non, non, répéta la veuve idiote en se détournant pour pleurer.

Le pourohita, s’approchant de Déodat, lui traça vivement sur le front le trident de Vichnou, lui jeta sur l’épaule le cordon fait de trois brins d’herbe, et le drapa dans une longue pièce de toile blanche à bordure rouge ; puis il interpella de nouveau la veuve.

— Kalavatty, pour la troisième fois, au nom des dieux, je t’adjure de nous répondre. Ce jeune homme n’est-il pas ton fils?