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Ces quelques mots ramenèrent la sérénité dans l’âme de Déodat; il tomba à genoux auprès de la natte sur laquelle était étendu le padre, prit ses mains brûlantes et les couvrit de larmes.

— Pauvre enfant! dit le brahmane avec un geste de pitié, il n’a plus de volonté; ce padre fait de lui ce qu’il veut. Patience ! il ne sera pas dit qu’un pourohita aura été vaincu par un vieillard hébété. Nous verrons bien si la corneille saura garder la proie que l’aigle veut lui enlever.

Le brahmane se retira, cachant sous une impassibilité apparente son désappointement et sa colère. Fatigué par cette scène violente, le père Joseph se recueillit et garda le silence; de son côté, Déodat, en proie à une vive émotion, sentait s’agiter au dedans de lui des pensées tumultueuses. La journée s’acheva lentement pour le néophyte. Il se passait en lui quelque chose d’inexplicable; l’ennui l’accablait. Un coup d’œil indiscret sur la vie bruyante du dehors avait suffi à lui ravir sa tranquillité d’esprit, et les suggestions du pourohita, quoique repoussées avec un effort courageux, ne s’effaçaient pas de son souvenir. Quand le soir vint, il vit passer les épouses et les filles des brahmanes parées de bracelets d’or, le front et les joues frottés de poudre de sandal; elles marchaient avec dignité portant sur leurs hanches les vases de cuivre pleins d’eau puisée aux étangs des pagodes. Ces femmes aux traits fins et délicats, vêtues d’étoffes rayées transversalement comme le corsage de la guêpe, allaient droit devant elles, sérieuses et calmes; leurs petits pieds se posaient sans bruit sur la poussière qui en gardait la fine empreinte; à peine si le cliquetis des anneaux attachés au-dessus de leurs chevilles trahissait leur approche. Puis dans le lointain résonnait par intervalles la conque sonore, et Déodat croyait entendre la voix de la grande famille brahmanique qui l’appelait dans son sein. Peu à peu l’obscurité envahit l’horizon; les insectes bourdonnans commencèrent à voltiger dans les airs avec un murmure strident et harmonieux dans son ensemble comme les notes voilées d’une harpe dont les cordes vibrent au souffle de la brise. Déjà le vent du soir soufflant par bouffées inégales répandait à flots la senteur pénétrante des fleurs tropicales. C’est à ces heures-là surtout que la jeunesse aspire au bonheur ; mais sous le climat de l’Inde les nuits versent dans l’âme des philtres enivrans. Il semble que la nature entière vit et respire; l’homme, énervé par la chaleur du jour, reste plongé dans un état de langueur indicible qui n’est ni le sommeil ni la veille. La pensée acquiert en quelque sorte la ténuité d’un rêve, et l’imagination, rendue plus active encore par l’affaissement du corps, déploie librement ses ailes. Ces mystérieuses influences de l’heure et du climat, Déodat les subissait aussi. Pour