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jambes nues de ces almées à la peau noire étincelaient des bracelets et des anneaux enroulés comme des serpens. En proie à une sorte de délire, ces femmes, consacrées dès leur enfance au service des dieux, rejetaient violemment leurs têtes en arrière, agitaient les boucles suspendues à leurs oreilles, et chantaient avec une grâce nonchalante, entr’ouvrant à demi leurs bouches rougies par le bétel. Il y avait dans le tumulte de cette procession ce qui se trouve au fond de toutes les âmes tourmentées par les passions, une agitation fébrile cachée sous les dehors d’une folle joie.

Déodat était dans l’âge où l’imagination s’exalte facilement; quoique saisi d’une secrète épouvante à la vue de cette idole armée de symboles redoutables, il prêtait l’oreille aux voix des jeunes bacchantes qui représentaient, par la douceur de leurs accens et la vivacité de leurs danses, toutes les séductions de la vie. Élevé dans la foi chrétienne, sous la tutelle austère du père Joseph, il ne connaissait d’autres joies que le calme d’une conscience tranquille et la douce allégresse des fêtes du culte catholique. Cette musique bruyante, cette cérémonie tumultueuse capable de jeter le trouble dans l’âme la plus recueillie, remuaient le cœur du néophyte comme le vent de la tempête secoue les arbustes mal abrités. Il oubliait, plongé dans une muette rêverie, le vieux prêtre malade qui l’avait élevé, les soins maternels dont une femme chrétienne avait entouré son berceau, et la jeune fille qui avait promis de prier pour lui. L’instinct de la race reprenant le dessus, Déodat subissait une crise douloureuse dont il n’avait pas conscience. Il était donc là, irrésolu, entraîné par de vagues pensées et comme flottant dans l’espace illimité, lorsque la foule commença de se disperser. La cérémonie venait de finir; un brahmane qui passa près de lui le regarda d’un œil de dédain et lui dit brusquement :

— Qui es-tu, toi qui ne portes au front ni la marque de Civa, ni celle de Vichnou?

Déodat baissa la tête sans rien répondre.

— Si tu n’es qu’un paria, poursuivit le brahmane d’un ton de colère, comment oses-tu approcher de cette enceinte sacrée?

— Je ne suis pas un paria, répliqua Déodat profondément blessé; le sang qui coule dans mes veines est celui des Aryens...

— En effet, interrompit le brahmane, ta peau est moins noire que celle des gens de basse extraction, et la forme de tes traits indique que tu appartiens aux castes des deux fois nés[1]... Pourquoi ne portes-tu le symbole d’aucune secte?... Je ne vois point non plus sur ton épaule le cordon d’investiture.

Déodat, déconcerté par ces questions, fit un mouvement pour

  1. Ceux qui ont reçu comme une seconde naissance par la cérémonie de l’investiture.