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roulant en cascades au fond des ravins sous des berceaux de flancs, portaient gaiement aux fleuves de la plaine le tribut de leurs ondes bienfaisantes. Tout paraissait allègre et florissant dans la nature; l’homme seul mourait sous l’influence mystérieuse d’un poison subtil.

Ce qui mettait le comble à l’exaspération de ces Hindous si cruellement éprouvés, c’était de voir que le fléau qui les décimait ne sévissait point avec la même intensité parmi les villages chrétiens disséminés dans le Tandjore. Cette différence tenait sans doute à la manière de vivre plus sage et mieux réglée des indigènes convertis au christianisme. Ceux-ci usaient d’une nourriture plus substantielle; résignés et confians dans la Providence, ils éloignaient de leurs esprits la crainte et le découragement en se livrant à leurs travaux habituels. Les missionnaires qui dirigeaient ces petites chrétientés allaient et venaient d’un village à l’autre, visitant les malades, leur administrant quelques remèdes, les empêchant surtout de prendre les drogues inefficaces et même dangereuses que les empiriques du pays font boire aux patiens, quel que soit le mal dont ils souffrent. Il y avait donc parmi les chrétiens moins de victimes que parmi les idolâtres, et ces derniers nourrissaient contre les sectateurs de la foi nouvelle des sentimens de haine et de vengeance. Aussi un missionnaire européen, le père Joseph, qui habitait la province depuis longues années, ayant voulu traverser un village païen dans ces tristes circonstances, la population valide s’ameuta sur son passage. Le prêtre voyageait seul, monté sur un de ces petits chevaux de l’Inde, aux allures douces et rapides, que l’on nomme tattou. Dès qu’il parut devant les premières maisons, un vieux brahmane qui avait le front et la poitrine frottés de cendre, selon la coutume des sectateurs de Civa, lui barra le chemin avec colère.

— Que viens-tu faire ici, envoyé de l’enfer, lui dit-il, toi dont la présence sur le sol sacré de l’Inde a provoqué la vengeance de nos dieux ?

— Arrière, arrière ! crièrent à leur tour quelques gens de basse caste accroupis devant leurs boutiques fermées, viens-tu ici pour te réjouir du spectacle de nos maux?

— Je viendrais plutôt pour les soulager, si vous consentiez à m’écouter, répondit le père Joseph ; vous ne savez pas vous traiter, et vos remèdes font autant de victimes que la maladie...

— Vous voyez bien qu’il veut nous faire périr tous avec ses drogues empoisonnées, interrompit une femme âgée qui essayait de se soulever sur son bras débile; maudit soit l’impie, l’ennemi de nos dieux! Va, et qu’à ta dernière heure la goutte d’eau que tu demanderas pour étancher ta soif te soit refusée !...