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peupler leur harem, quant à des bras pour cultiver leurs domaines, ce serait affaire aux nouveau-venus d’en trouver. Les campagnes les plus voisines des villes et de la mer, les plaines les plus fertiles furent les premières occupées ; enivrée de l’orgueil du triomphe récent, une soldatesque brutale se répandit d’un bout à l’autre de l’île, étendant à son gré et suivant son caprice les limites des fiefs qui lui avaient été concédés par le gouvernement impérial, enlevant par la force aux Grecs leurs vergers et leurs champs, les contraignant de se faire métayers à des conditions onéreuses, leur arrachant enfin leurs filles et leurs sœurs.

Quand les Grecs se virent ainsi traités, un grand désespoir les prit. Ils n’avaient plus la ressource d’espérer du changement de régime une amélioration de leur triste sort : les maîtres qu’ils avaient contribué à se donner ne laisseraient pas échapper de sitôt une conquête qui leur avait coûté tant d’or et de sang ; d’ailleurs, sous des vizirs comme les Kupruli, la fortune de l’empire ottoman semblait grandir tous les jours. Alors on vit se renouveler un curieux phénomène qu’avait déjà offert au moyen âge l’histoire de la Crète. Pendant la domination des Sarrasins, au IXe et au Xe siècle, le christianisme avait presque complètement disparu de l’île. Quand Nicéphore Phocas l’eût reconquise sur les infidèles, il fallut envoyer aux Grecs crétois, tombés dans de bizarres superstitions et adonnés à des rites singuliers où se mêlaient les deux religions, des missionnaires chargés de les ramener au culte et à la foi de leurs pères. À la tête de ces missionnaires se trouvait un moine arménien célèbre par sa sainteté, nommé Nicon, qui ne réussit pas sans peine à relever les autels chrétiens, à purifier les églises, à rétablir la liturgie, à reconstituer le clergé, et à remettre en vigueur les saints canons et la discipline ecclésiastique. Après la seconde conquête musulmane, les choses se passèrent presque de même qu’après la première : des cantons entiers apostasièrent ; c’est ce que nous attestent tous les voyageurs qui visitèrent la Crète pendant le cours du siècle qui suivit la prise de Candie, Chevalier, Tournefort et R. Pococke[1]. Tournefort, pour ne citer que lui, affirme que « la plupart des Turcs de l’île sont renégats ou fils de renégats. »

À défaut de ces témoignages, les habitudes, le caractère, le langage des Turcs crétois suffiraient à révéler leur origine à un observateur attentif et sagace. Ils n’ont des Turcs que le nom ; de figure, de mœurs et de parole, ils sont restés tout Grecs. C’est qu’il est facile

  1. Le voyage de Louis Chevalier se trouve parmi les manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal ; c’est d’après l’archevêque de Candie que Chevalier note et constate le fait de ces nombreux changemens de religion. Pococke dit de même : « Il y a plusieurs villages dont les habitans, anciennement chrétiens, sont devenus presque entièrement mahométans. »