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une sorte de vertige. « Cher Austin, lui mandait Eleanor, arrivée d’avant-hier seulement, j’ai envoyé James s’informer de vous. On lui a dit que vous étiez libre. Tout ceci doit-il continuer ? Sommes-nous condamnés à ne nous revoir jamais ? » — « Chère Eleanor, répondit Austin sans se donner le temps de réfléchir sur une décision qu’il avait prise après l’avoir longtemps mûrie, il est impossible, tout bien considéré, que je me retrouve jamais devant vous ou devant Edward Barty. D’ici à peu de jours doit sonner l’heure de notre séparation finale. N’en augmentons pas l’amertume par une inutile entrevue. »

Les termes de cette réponse annonçaient un parti bien pris, une résolution définitivement arrêtée, et néanmoins, si on avait scruté dans ce qu’elles avaient de plus intime les pensées d’Austin Elliot, peut-être eût-on découvert avec quelque surprise qu’il espérait, — espérer est trop dire sans doute, — qu’il pressentait vaguement une réponse malgré le soin qu’il avait pris de la rendre sinon impossible, du moins bien délicate et bien difficile. La réponse n’arriva point, lord Edward s’étant formellement opposé à ce qu’Eleanor s’abaissât jusque-là. — Trop de concessions ont déjà été faites à cet implacable orgueil ! s’était-il écrié avec une noble colère, et, puisqu’après avoir si longtemps gardé le silence, quand nos lettres allaient le chercher au fond de sa prison, il le rompt aujourd’hui par un refus aussi blessant, laissons-lui le soin, laissons-lui l’honneur de réparer lui-même sa conduite insensée !… — Raisonnement et conclusion plausibles, mais qui reposaient par malheur sur une fausse donnée. — Jamais Austin n’avait reçu les lettres dont parlait lord Edward, et il en avait écrit au moins une bien essentielle, bien significative, laquelle était restée sans réponse. Aussi prit-il pour une abdication définitive de son amitié le silence qui de nouveau se faisait autour de lui, et les préparatifs de l’expédition canadienne recommencèrent avec plus d’activité que jamais.

Le jour du départ étant déjà fixé, les machines et outils de toute espèce qu’Austin avait achetés à profusion allaient être envoyés à bord. Gil Macdonald et Goatley s’employaient sans relâche du matin au soir à tous les détails que comporte un embarquement de cet ordre, quand ce dernier demanda tout à coup la permission de disposer d’une demi-journée. Il avait, prétendait-il, à prendre congé d’un parent. Ce parent, qui lui tombait du ciel tout à fait à l’improviste, semblait, à vrai dire, quelque peu mythologique, et Austin n’était pas précisément payé pour prendre au pied de la lettre les assertions de son fantasque néophyte. Il supposa donc que le rendez-vous de Goatley avait pu être convenu avec quelqu’un de ses anciens compagnons, quelqu’un de ces bohémiens dont le contact