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Edward, Edward, vous que j’ose encore aimer malgré tout, si vous laissiez s’accomplir sans obstacle une pareille abomination, j’aurais pour vous la même haine, le même mépris que vous devez maintenant éprouver pour moi. »

Ce touchant appel n’obtint aucune réponse, et cela par une bonne raison, c’est que jamais il ne passa sous les yeux de celui à qui on l’avait adressé ; mais lord Edward ne l’avait pas attendu pour courir sur les traces d’Eleanor : il était avec elle à Ems, paralysant par sa seule présence une bonne partie des machinations de la tante Maria… Celle-ci, dont le désordre mental s’aggravait de jour en jour, n’avait plus les mêmes facultés à mettre au service de ses mauvais desseins, et ne rencontrait plus d’ailleurs chez le complice de son ambition rapace la même résolution, la même bonne volonté que jadis. Cependant elle persistait, comme par routine, dans cette aversion qu’Austin lui avait inspirée, et à tout événement, en prévision de quelque rivalité future, elle s’était arrangée pour supprimer une correspondance qui lui portait ombrage. Grâce à la connivence d’une rusée soubrette qu’elle dominait par l’espoir d’une libéralité testamentaire à chaque instant révocable, elle empêchait l’arrivée ou le départ de toute lettre suspecte. Quant à son autorité de tante, elle la maintenait, comme jadis, par un mélange de violence et d’astuce auquel la timide et patiente Eleanor ne savait opposer qu’une résistance purement inerte.

Austin ignorait absolument tout cela. Le rigoureux silence qu’on observait à son égard lui parut le résultat d’une condamnation sans appel. Il s’en étonnait peut-être, mais peut-être aussi la trouvait-il à un certain point méritée. Du reste, il s’affermissait chaque jour dans la conviction que l’honneur ne lui permettait pas de songer à devenir le mari d’Eleanor. Quand bien même il pourrait oublier la déception mystérieuse dont elle l’avait rendu victime, il n’avait plus ni position sociale ni même une patrie à lui offrir, car l’idée de rester en Angleterre à l’expiration de sa captivité lui inspirait une répugnance invincible. Sa déchéance lui serait plus pénible que partout ailleurs dans ce pays où il avait rêvé, presque touché du doigt une destinée de premier ordre… Aussi songeait-il à partir pour le Canada. Les démarches tentées après sa condamnation par les amis de son père lui avaient valu remise complète de la confiscation dont il était légalement passible. Avec ce qui lui restait de fortune, mille ou douze cents livres sterling de rente, il irait tenter, sur cette terre encore à demi vierge, une de ces entreprises agricoles qui n’absorbent pas toujours en vain l’existence d’un homme de talent, et qui d’ailleurs, son caractère étant donné, devait l’exposer à moins de tentations, lui promettait moins de revers