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l’âme sur lesquels le temps passe en vain : il n’apporte et n’enlève rien. Je vivrais vingt ans que je n’ajouterais à ce qui précède ni un sentiment nouveau, ni un événement digne de remarque. Je ne désire plus rien, pas même de mourir…


8 mai 18…

Je croyais tout fini ; je me trompais. Une nouvelle inattendue m’a tirée de ma torpeur : ils reviennent ! Louise écrit à Ville-Ferny pour annoncer leur arrivée, qui suivra de près son message. Ils sont heureux, c’est elle qui le dit.

Pourquoi ce trouble ? Je croyais mon cœur mort à toutes choses, et je le sens frémir à leur approche. Louise, me dit-on, parle de son père, qui les accompagne et qui se fait vieux, puis longuement de ses enfans. Ils en ont trois maintenant.

J’étouffe dans cette cellule ; je voudrais pouvoir marcher, courir même… Vain effort ! je retombe sur cette chaise, que je ne quitte plus. Par ma fenêtre ouverte, je vois plusieurs religieuses qui se promènent dans les allées du jardin ; leurs visages sont paisibles : elles rient, même les plus âgées, d’un rire frais et jeune. Que c’est beau, la pureté ! une vie pure, un cœur pur !

Plus près de moi, d’autres bruits me frappent : des métiers s’agitent, et des voix rudes et grondeuses… Ce sont les Thaïs qui travaillent… C’est ma famille, à moi ! Dieu juste !…


10 mai 18…

Non, je ne sortirai plus de cette cellule ; je ne peux même plus me traîner à la chapelle.

Mon horizon se resserre. Je le trouvais si borné déjà quand je pouvais encore parcourir l’enceinte du refuge. Les limites se sont bien rapprochées. Les quatre murs de ma cellule et une étroite échappée sur les arbres du jardin, voilà ce qui me reste de l’immense univers ! Il ne semble pas qu’un être humain puisse tenir moins de place : il faudra se réduire encore pourtant ; l’espace se rétrécira de plus en plus jusqu’à prendre l’exacte mesure de ce corps amaigri. Ce sera ma dernière demeure. Quelquefois, dans l’obscurité de mes nuits sans sommeil, je crois sentir comme l’approche des murs qui vont m’enserrer dans leur étreinte.

Mon heure n’est pas éloignée… Tantôt j’étais près de ma fenêtre ouverte, seule comme toujours, et je poursuivais dans les profondeurs sans tache du ciel je ne sais quelles visions qui m’emportaient loin de la terre. En abaissant les yeux sur la vitre appuyée contre la boiserie noire, j’ai aperçu, se reflétant comme dans un miroir,