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moins de respect, si vous aviez sacrifié famille, honneur et repos pour moi ! Si, condamnée par tous, vous vous étiez jetée, confiante et résolue dans mes bras, croyez-vous, Louise, que vous me seriez moins chère ?

— Voilà, mon cher Robert, dit en riant mon oncle, des principes de morale que je ne vous conseillerai pas de transmettre à vos fils.

— Mes fils sauront bien les trouver d’eux-mêmes, n’en doutez pas. Quand même ma sagesse vieillie parlerait un jour un autre langage, s’ils ont le cœur sincère, ils penseront comme moi…

— S’ils sont sincères, m’écriai-je malgré moi, s’ils ont le courage de regarder en eux et autour d’eux, ils sauront vite que l’amour n’est que le rêve de la vie, si plutôt il n’en est pas l’éternel mensonge. Et s’il m’était permis de guider un jour vos fils, Robert, je leur dirais, moi : Ne croyez pas à l’amour, mais faites-y croire les autres ; ne donnez pas votre cœur et gardez-vous d’oublier les trompeuses paroles dont vous aurez bercé quelque âme ingénue ; d’autres encore s’y laisseront prendre. Ne vous attardez pas à regarder en arrière ; jouez sans remords l’éternelle comédie de votre passion ; faites aujourd’hui les sermens que vous faisiez hier. Ne gardez du passé que le souvenir de vos triomphes ; tant pis pour qui les paie de ses larmes ou de sa vie !

— Tudieu ! quelle harangue ! s’écria mon oncle en riant.

— Ma chère, dit Mme de Chervière, votre thèse n’est pas neuve, elle traîne dans tous les mauvais romans, et franchement elle est un peu passée de mode pour de jolies lèvres roses comme les vôtres.

— Eh ! mademoiselle, dit galamment M. de Chervière, laissez-nous vous assurer que l’amour existe ; veuillez nous croire sur parole en attendant qu’un autre, plus heureux, soit admis à vous le prouver. Votre jeune misanthropie n’a pas le droit de contredire notre expérience.

— Mon Dieu, messieurs, repris-je, je ne demande pas mieux que de vous croire ; mais regardez autour de vous. Qui donc sait aimer ? Est-ce Charlotte de L… par exemple ? Mais qui aime-t-elle ? Son mari ou son amant ? Avant de répondre, laissez passer un an sur sa fuite, moins encore peut-être. Et vous, messieurs, vous maudissez le mariage, et vous trouvez la vie trop longue pour qu’un seul amour puisse la remplir ? Je n’ai pas d’expérience, dites-vous ? soit ; mais j’ai regardé autour de moi, j’ai écouté, j’ai compris. Est-ce ma faute ? Et, si vous ne savez pas aimer, est-ce que je vous accuse ? Je vous plains, voilà tout. Le monde est vieux et a tout usé ; nous naissons vieux, et nous trouvons toutes choses finies. Le nom seul des choses nous reste, triste héritage : on parle d’amour, mais personne n’aime.