Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je l’aurais suivi au-delà de la mer Baltique… Un de ses goûts passionnés était l’amour de la musique ; un jour il vint me conjurer au nom de notre amitié de tendre la main à un jeune homme, musicien plein de talent, disait-il, à qui il avait avancé quelques louis et qui était dans la misère ; je connus de la sorte Grétry… »


Cette page de Marmontel nous est précieuse : c’est dès à présent, dans notre récit, une vue directe sur cette société française, de sympathies et d’amitiés promptes, spirituelle, enthousiaste, confiante, s’ouvrant à tous, où l’intelligence régnait en souveraine maîtresse, où l’écrivain marchait de pair avec le grand seigneur, où l’étranger, devenu notre disciple, trouvait une seconde patrie. C’est aussi une vive peinture des relations déjà intimes qui introduisaient les Suédois au milieu de nous. Ils vont se montrer sous les mêmes traits que Marmontel prête au comte de Creutz, c’est-à-dire avec une ouverture naturelle d’esprit et une pointe d’enthousiasme un peu facile, unies à beaucoup de loyauté et de franchise, qui vont charmer Paris et Versailles. Creutz reprenait la tradition du brillant comte de Tessin ; il paraissait en protecteur des lettres et des arts, et savait bien qu’il plaisait de la sorte au jeune prince royal de Suède : désormais il n’y avait pas de gloire supérieure, aux yeux de Gustave ; à celle que l’opinion de là France pouvait décerner. Il est vrai que le complaisant diplomate acceptait encore un autre office : il devait se tenir au courant des modes de Versailles, et, de concert avec le tailleur de la cour, composer pour Gustave III tous ses habits de gala, préférant à propos, suivant le goût du jour, les riches « velours de printemps » ou les « pluies d’argent et d’or, » assortissant avec attention les dentelles, et ne confiant qu’à un courrier exprès, comme il eût fait pour la plus grave dépêche, les boutons de diamant qui complétaient la parure destinée à la prochaine fête d’Ulricsdal ; c’était pour lui une grosse affaire quand il fallait, pour quelque cérémonie publique en Suède, rechercher quel costume le dauphin de France avait porté en circonstance pareille, en faire exécuter un qui fût absolument semblable, et l’expédier à temps. Gustave en effet ne se contentait pas d’apprendre les maximes de Voltaire, de d’Alembert et de Diderot ; il voulait s’approprier aussi les dehors élégans de la société française, et paraître tout à fait un des nôtres en copiant à la fois Versailles et l’Encyclopédie.

N’oublions pas que ses intérêts politiques étaient en parfait accord avec ses sympathies personnelles. On a vu que Gustave, en dépit de son imparfaite éducation, avait puisé, soit dans les leçons du XVIIIe siècle soit dans son propre cœur, une intelligence des droits de son peuple et des siens et un sentiment de fierté naturelle que les humiliations infligées par la diète au roi son père blessaient profondément. La collection de ses papiers, conservés à la bibliothèque