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avides qui chercheront à fonder leur fortune sur les débris des autres. Ils n’épargneront ni sourdes intrigues ni ressorts secrets pour empêcher que la faveur de leur maître ne s’étende au loin, et pour qu’elle se fixe seulement sur eux et leurs amis. Découvrez-les et éloignez-les… J’aurais plus lieu de craindre que votre cœur ne fût pas assez fort contre d’autres attaques, et qu’il se laissât trop aisément attendrir.

...Si le fils de Cythérée,
Cet enfant qui soumet l’univers à ses lois,
De l’insecte au lion, des bergers jusqu’aux rois,
Te fait sentir sa flamme et sa flèche dorée,
Garde-toi de livrer ton cœur
Aux charmes dangereux, au langage flatteur
D’une beauté souvent moins touchante qu’habile.
Aime en héros, en roi. Que ton âme tranquille
Méprise la douceur de ce fatal poison !
Crains une trop vive tendresse.
Que jamais une folle ivresse
Dans de honteux plaisirs n’endorme ta raison !

Voilà de petits vers qui ont le tort de rappeler et le style et la fausse sagesse des romances et des opéras-comiques. Encore une fois l’élève de Tessin avait sept ans lorsque son gouverneur venait ainsi lui recommander de n’aimer qu’en héros et qu’en roi les beautés habiles ! Dira-t-on que les lettres de Tessin étaient écrites pour le prince en vue d’un âge plus avancé ? Je croirais plutôt qu’elles étaient destinées à d’autres lecteurs, et que nous n’avons pas en tête de chaque épître la véritable adresse. L’idée et la forme même de l’ouvrage répondaient, à une des plus vives et, disons-le, des plus nobles préoccupations du XVIIIe siècle, celle de la perfectibilité humaine par l’éducation. Le bel esprit marchant de pair avec la philosophie morale, on accueillait avec un grand empressement les théories et les maximes de pédagogie, solides ou vaines, quand elles étaient présentées sous une forme agréable et familière ; la faveur publique leur était surtout assurée s’il s’agissait d’une éducation de prince ou de roi, à qui l’on parût donner pour bases les mêmes principes d’égalité et de libéralisme auxquels toute l’Europe intelligente s’ouvrait alors. Cette direction des esprits, qui allait triompher avec la publication de l’Émile en 1762, a suscité le livre de Tessin et en explique le succès : imprimé par l’ordre des états, il fit une incroyable sensation au dehors ; on le traduisit immédiatement dans toute l’Europe ; la traduction allemande fut adoptée en Russie pour les écoles de la jeune noblesse, et les revues anglaises, qui passaient alors pour être de sévères oracles, traitèrent ce livre d’incomparable. Tant de bruit ne convenait pas autour de l’éducation d’un tout jeune prince, et fait qu’on se demande si l’ouvrage de Tessin n’était pas une sorte de manifeste, non-seulement sur un