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quelques-unes selon l’ancien système, et la forme, ou, comme disent les Anglais, le style de ces lourds véhicules a quelque chose de singulièrement primitif. Ils consistent en un grand coffre long posé sur des roues et entièrement ouvert aux deux extrémités. Un vieux cheval éreinté traîne ces coches tout chargés de bagages ; on n’arriverait jamais, n’était une circonstance bien simple. De deux choses l’une, la route monte ou descend (les routes planes n’existent guère en Cornouaille) : quand la voie descend, la voiture, entraînée par le mouvement des roues, tombe sur les jambes du cheval, qu’elle force bien à marcher ; quand elle monte, le conducteur prie honnêtement les voyageurs de mettre pied à terre et de pousser eux-mêmes la machine. L’omnibus qui me conduisit au cap du Lizard appartenait, je l’avoue, à un système beaucoup plus moderne. Le conducteur, vrai type d’un paysan de la Cornouaille, aux larges épaules et au dos légèrement courbé, était un petit fermier des environs du cap. Il excitait ses deux chevaux de la voix, les appelant chacun par son nom et leur donnant toute sorte d’encouragemens pour leur faire hâter le pas. À l’entendre, il n’y avait rien de tel que de prendre les bêtes par les sentimens, ce qui ne l’empêchait point, il faut le dire, de leur allonger çà et là de bons coups de fouet. Contrairement au caractère général de la Cornouaille, cette route est plate et unie, bordée de chaque côté par des bruyères, quelques champs et de maigres vergers avec des pommiers rongés par. les lichens. Comme je m’étais placé sur le siège auprès du conducteur, mon regard s’étendait sur des espaces immenses, mais je n’avais autour de moi que la solitude ; à peine si nous rencontrions de temps en temps un troupeau d’oies s’ébattant dans une mare perdue sous les herbes ou quelques ânes à la mine sauvage, au poil hérissé, qui paissaient en liberté les chardons. Environ à mi-chemin du Lizard, les ombrages d’un grand parc, sorte d’oasis dans le désert, vinrent couper un moment les lignes monotones du paysage. En sortant de ce parc, au pied des haies de tamaris qui bordent la route, je fus surpris d’apercevoir pour la première fois des touffes de bruyère blanche (erica vagans) : nous venions d’entrer dans la région de la serpentine, La sympathie naturelle qui existe entre cette plante et cette roche est un fait bien connu des botanistes ; l’une n’apparaît guère sans l’autre. Tout à coup cette vulgaire perspective de terrains incultes et découverts qui nous avait, suivis depuis Helston prit comme par enchantement une grande figure : à* tous les points de l’horizon ondulaient devant nous les immenses lignes de la mer. Je pus alors m’expliquer le nom qui a été donné à ce cap : il ressemble bien en effet à une tête plate de lézard avançant son museau pointu dans les vagues.