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la plupart ont de meilleures armes que don Quichotte, de meilleures montures que Rossinante, et beaucoup n’ont pas la générosité et le cœur magnanime autant qu’intrépide du chevalier de la Manche.

Don Quichotte est-il fou, ne l’est-il pas ? Un mot sur cette question controversée. Don Quichotte n’est réellement fou que pendant les trois premiers livres de la première partie. Il n’est pas douteux que Cervantes n’ait eu d’abord l’intention de tracer le portrait d’un fou complet. La prison d’Argamasilla lui aura fait prendre sans doute pendant un moment la vie tout à fait au tragique, et il aura maudit cette chevalerie qui lui était chère. « Fou à lier, aura-t-il pensé, celui qui croit à de telles chimères décevantes ! » et il a écrit comme il sentait ; puis, à mesure qu’il soulageait son cœur en punissant son héros de sa généreuse sottise, le repentir lui est venu, le remords et peut-être aussi un sentiment de pitié pour ce pauvre chevalier qu’il faisait bâtonner sans merci. « Après tout, aura-t-il dit, chimère pour chimère, mieux vaut encore celle de la chevalerie qu’une autre ; tous les hommes n’ont-ils pas la leur, ces rustres eux-mêmes et ces muletiers qui combattent avec le gourdin contre la lance de mon héros ? Ne sommes-nous pas tous plus ou moins fous ? Qu’est-ce que l’amour par exemple, et de quel nom appeler les excès auxquels il nous porte ? » Alors il a placé en face de la folie d’héroïsme la folie d’amour, représentée par Cardenio, et ce contraste se prolonge pendant la seconde moitié de la première partie du livre. À partir de ce moment, don Quichotte s’est relevé dans l’estime de Cervantes, et il devient le fou éloquent qui prononce le discours sur les armes et les lettres, le fou courtois et bien appris qui donne de si sages conseils à Sancho partant pour son gouvernement. Le premier don Quichotte a plus d’unité peut-être, mais il n’est que comique, et en outre il est le produit d’une boutade de misanthropie excessive ; le second est touchant et sublime, et représente mieux le vrai génie moral de Cervantes. Je crois qu’on peut indiquer l’apparition de Cardenio comme le point précis du roman où la conception de Cervantes s’est transformée dans son esprit.

Nous sommes tous plus ou moins fous, car tous nous caressons une certaine chimère : chimère de chevalerie comme don Quichotte, chimère d’amour comme Cardenio, chimère de cupidité comme Sancho Pança. Nous ressemblons tous à don Quichotte, en ce sens que nous sommes tous très sensés dans l’appréciation des choses qui ne nous touchent pas directement ou qui nous laissent indifférens ; mais que la chimère secrète vienne à nous démanger, notre imagination la grattera avec frénésie, et alors adieu le bon sens ! Voyez Sancho Pança par exemple. On s’accorde généralement à reconnaître que dans le livre de Cervantes il représente le bon sens et