plus déconcertant que l’aspect de cet homme qui parle si bien et qui porte une cuirasse grotesque raccordée par des ficelles, des chausses reprisées et un habit de gros drap de la Manche. L’ange de l’enthousiasme l’enlève par les cheveux, comme autrefois le prophète, pendant que le monde picaresque s’accroche à ses pieds, et, ainsi tiré en double sens, son maigre corps s’allonge encore et présente le tableau le plus comique qui se puisse concevoir. Ses vaillans patrons eux-mêmes, Amadis de Gaule ou don Bélianis, ne pourraient s’empêcher de rire en le voyant ainsi tiraillé entre Merlin et Maritorne. Don Quichotte ne s’est jamais plaint de sa pauvreté ; mais Cervantes, on le voit, a durement ressenti à sa place l’odieuse vérité de cette parole du poète latin : « nil habet paupertas durius in se, quam quod ridiculos homines facit ; la pauvreté a cela de plus particulièrement dur qu’elle rend les hommes ridicules. » Voilà bien l’exact portrait de l’imagination de Cervantes, ce composé bizarre de trivialité et d’héroïsme, de réalité positive et de rêverie fantasque. Voilà bien aussi l’enfant de la solitude, de la prison et du malheur, engendré sur un grabat, dans les visions de la fièvre, par un esprit noble que la musé compatissante et sans hypocrisie a visité comme un succube bienfaisant. À mesure que l’on contemple ce corps baroque et cette physionomie vaillante et folle, on est frappé de l’idée que ce personnage, comme certains de ces héros de romans de chevalerie qu’il aimait tant, le roi Arthur ou le sage Merlin, doit sa naissance non à l’accomplissement d’une loi de la nature, mais à une opération de la magie, tant il est excentrique et différent des autres humains, même fous et chimériques. On s’ingénie volontiers pour lui supposer des parens, et, le souvenir des vieilles allégories revenant à l’esprit, on s’arrête à l’hypothèse qu’un jour Chevalerie épousa Guignon, et que de cette union naquit le héros de la Manche. Dès lors tout s’explique, sa folie et sa noblesse, ses longues jambes et ses belles pensées, l’admiration qu’il inspire et les innombrables coups de bâton qu’il reçoit.
Ce don Quichotte, portrait de l’imagination de Cervantes, est aussi le miroir de son cœur. C’est un livre amer et doux où on peut lire les impressions que la vie a faites sur l’homme qui l’a écrit et le genre particulier de misanthropie qu’elle lui a inspiré. Il n’y en a guère eu de plus riante et de plus gaie. Les coups redoublés du malheur n’ont pu dompter la liberté ni éteindre la lumière de cette âme magnanime et joyeuse. Sa candeur hardie a traversé les pires marais de la vie sans que sa pureté ait reçu une éclaboussure de leurs fanges, et sa santé une atteinte de leurs exhalaisons. Il n’y a dans Cervantes nul fiel et nulle rancune, nulle âpreté et nulle violence. À côté de ce grand homme qui connut toutes les duretés du malheur, les misanthropes les plus modérés, Molière par exemple,