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ressusciter les flammes de ce foyer d’énergie et de religion dont elles furent la suprême lueur. Nous savons bien qu’en tête des œuvres de tout grand poète il faudrait écrire : terrain consacré, interdit aux profanes ; mais, dans le cas de Calderon, les profanes ne sont rien moins que la masse de l’humanité. Ainsi tandis que les œuvres de Shakspeare gagnent chaque jour plus de lecteurs capables de les comprendre et de les aimer, les œuvres du plus grand poète dramatique de l’Espagne deviennent d’heure en heure plus inaccessibles même à ce public restreint auquel elles s’adressent. Chaque tour de roue du temps, en nous éloignant davantage des hommes pour qui elles furent écrites, les rend plus difficiles à comprendre, si bien qu’on peut prévoir le jour où les inspirations du plus grand homme qu’ait eu l’Espagne après Cervantes ne seront plus que le partage d’une rare élite de privilégiés de l’imagination et de l’enthousiasme.

Cependant, parmi ces richesses qu’elle n’a jamais empruntées qu’un moment, et qu’elle a toujours rendues presque en même temps qu’elle les empruntait, comme un bien qui ne lui appartenait pas et dont elle se sentait scrupule de faire usage, l’humanité a distingué un livre, un seul, dont elle s’est emparée, et qu’elle a cette fois refusé de rendre. — Toutes les autres œuvres, a-t-elle semblé penser, étaient marquées au coin de l’Espagne seule ; mais celui-là était marqué à son coin à elle et lui appartenait légitimement. Ce livre s’appelle Don Quichotte de la Manche, et la popularité durable qu’il s’est acquise est à la fois la gloire et le châtiment du pays qui l’a produit.

Pourquoi en effet les œuvres de la littérature espagnole n’ont-elles jamais pu conserver au-delà d’une génération de lecteurs la faveur dont elles ont joui à plusieurs reprises ? Est-ce parce qu’elles sont trop exclusivement espagnoles, qu’elles nous ramènent trop obstinément à un passé disparu, qu’elles peignent trop partialement un certain homme particulier qui n’a été que d’un temps et d’un pays ? Sans doute ce sont là quelques-unes des causes qui ont contribué à les laisser dans l’ombre. Cependant il y a d’autres littératures qui sont aussi exclusivement nationales que la littérature espagnole, et qui n’ont point rencontré les mêmes résistances au dehors, la littérature anglaise par exemple. Les grands poètes anglais, Shakspeare en tête, nous ramènent à une époque historique encore plus éloignée que celle que peint la littérature espagnole, et nous présentent un homme particulier encore plus différent de nous, s’il est possible. S’il est difficile de se faire Espagnol du XVIe et du XVIIe siècle, il n’est guère moins difficile, ce semble, de se faire Écossais et Scandinave du XIe siècle, ou Italien du XIVe ou Anglais