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la franchise et la fougue cyniques de ses romans de mœurs, et la noblesse de ses héros tragiques s’impose, avec une fierté, une autorité et un accent dominateur qui n’ont jamais été connus chez les autres peuples. Les provinces de cette littérature sont aussi nombreuses et aussi riches que le furent les provinces de l’ancienne monarchie espagnole ; elle a ses récits picaresques comparables à de joyeuses Flandres, ses caprices et ses fantaisies, ses saynètes et ses comédies de cape et d’épée comparables à un brillant royaume de Naples, son théâtre tragique et religieux comparable à un Nouveau-Monde aux riches mines d’or et d’argent, et enfin sa littérature mystique et sacrée comparable à cette domination religieuse qui fit connaître à Rome même les douleurs de l’asservissement et qui garrotta l’église des liens de l’infaillibilité pontificale. Cependant toutes ces richesses ont sombré comme dans un immense naufrage.

Qu’entendons-nous par là ? Voulons-nous dire qu’elles ont péri matériellement ? Non, mais nous voulons dire qu’elles ne sont jamais entrées dans la circulation générale des richesses de l’humanité. Elles sont restées enfouies en Espagne comme ces trésors de piastres et de ducats qu’avant leur expulsion les Morisques étaient accusés d’enfouir sous terre pour se rendre maîtres de la fortune des chrétiens. Il n’en a passé dans la circulation européenne que quelque menue monnaie, et cependant cette monnaie a été suffisante pour commencer la fortune d’un Corneille et pour fonder l’honnête aisance d’un Le Sage. Toutes ces œuvres si fortes, si énergiques, si originales, sont donc restées inconnues ou ont été oubliées après avoir brillé un instant, si bien inconnues et oubliées qu’un des titres de gloire de Guillaume Schlegel, et non le moins enviable, est d’avoir compris le génie de Calderon et de l’avoir révélé à l’Europe. Sa découverte parut dans son genre aussi surprenante que celle de la littérature sanscrite ou de la langue zend, et lui valut le même honneur. Et cependant il s’agissait d’un poète qui avait vécu en plein XVIIe siècle, et qui était à peine séparé de nous par deux générations d’hommes. Mais cette admirable découverte de Schlegel elle-même n’a pas eu tous les résultats qu’on aurait pu en attendre et qu’ont eus d’autres grandes découvertes analogues, celle de Shakspeare par exemple. Le trésor de ces drames héroïques et mystiques n’a pas grossi le patrimoine moral de l’humanité. La sublimité du Prince Constant, le fanatisme farouche de la Dévotion à la croix, l’orageux délire du Sorcier merveilleux, la haute et fière mélancolie de la Vie est un songe, ne sont sentis et ne peuvent être sentis que par les critiques, les érudits, imaginatifs, les dilettanti qui ont l’instinct de la grandeur, les lecteurs éclairés dont la pensée peut replacer sans efforts de telles œuvres dans leur milieu naturel, et