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temps historiques jusqu’à nos jours, est restée tout à fait au second plan, et, loin de conserver cette situation prépondérante qu’elle avait occupée un moment, n’a pris qu’une faible part aux grandes luttes où se sont jouées les destinées du monde grec.

Ce n’est pourtant ni les bras ni la richesse qui ont fait défaut à la Crète ; elle est connue, dès les âges héroïques, sous le nom de Crète aux cent villes, hecatompolis, et ce que le temps a épargné des ruines de ces nombreuses cités, les imposans débris des grands travaux d’utilité publique qu’elles avaient exécutés pour approprier le sol aux besoins de leurs habitans et aux exigences de la vie policée, toutes les traces enfin que le sol a conservées de ce passé lointain concourent, avec les témoignages historiques, à prouver que la Crète, pendant tout le cours de l’antiquité, a possédé une population des plus denses, des plus opulentes et des plus actives. Partout s’offrent au voyageur qui explore les côtes de l’île et qui remonte ses vallées les restes de ports, de citernes profondément creusées dans le roc ou construites à grands frais avec un indestructible ciment, d’aqueducs taillés dans la pierre vive et courant au flanc des montagnes ou les perçant de part en part pour amener aux cités des sources éloignées ; devant lui s’ouvrent de vastes carrières, comme celles qui sont connues sous le nom de labyrinthe de Crète, et d’où sont sortis tous les matériaux des édifices de la puissante Gortyne ; de tous côtés enfin se présentent à ses regards les monumens variés d’une industrieuse richesse, armée de tous les arts que la Grèce a connus, et commandant en souveraine maîtresse à tout un peuple d’esclaves. Pourquoi donc alors, dans le tableau que nous tracent les histoires générales des fortunes diverses de la race grecque et des différentes formes qu’a successivement revêtues son génie, pourquoi la Crète ne figure-t-elle en quelque sorte que pour mémoire ? Pourquoi n’a-t-elle exercé, sur le cours des grands événemens qui se sont passés dans son voisinage, qu’une influence si indirecte et si peu sensible ? C’est, comme la géographie suffirait à nous le faire pressentir avant même que l’histoire ne vînt confirmer ces prévisions, c’est que nulle part ailleurs les Grecs n’ont plus docilement obéi à leur goût inné pour l’indépendance municipale ; nulle part le système de l’autonomie des cités voisines et rivales n’a été plus rigoureusement appliqué : ni dans le Péloponèse, ni dans la Grèce centrale ou sur les côtes de l’Asie-Mineure un aussi grand nombre de petits états séparés et ennemis ne se sont constitués dans un espace aussi restreint.

La division avait commencé dès le temps d’Homère. « Au milieu de la mer profonde, dit-il, s’élève une terre riante et fertile, l’île de Crète, habitée par des hommes nombreux, population immense qui vit dans quatre-vingt-dix cités, qui parle des langages divers.