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lois, de ces rapports, voilà le seul objet de nos ambitions légitimes.

Tel est le langage, modeste en apparence, que tient la philosophie positive. Voyons cependant si, pour être plus circonscrites, les prétentions de la philosophie nouvelle sont plus fondées que celles des philosophies anciennes. Toute science doit être réduite à la connaissance des rapports, des lois ; or toute loi implique nécessairement deux choses, une abstraction et une mesure. La loi ne s’applique pas aux objets concrets, elle discerne et isole dans les phénomènes quelques élémens communs et soumet ces élémens à de communes mesures ; mais que trouvons-nous dans l’expression des lois scientifiques, dans les formules qui résument les relations entre ces élémens divers ? Nous y trouvons précisément les mots de temps, d’espace, de force, dont la philosophie positive fait ressortir avec tant d’énergie le vide et l’inanité. Qu’on ouvre les traités de physique et de chimie, on rencontrera ces mots à chaque page. Serions-nous donc encore la dupe d’une illusion ? Comment veut-on rendre compréhensible une loi naturelle en termes qui sont eux-mêmes incompréhensibles ? Avant d’aller plus loin, il faut résoudre cette apparente contradiction. Oui, l’œuvre de la science serait illusoire, si elle employait les mots de temps, d’espace, de mouvement, de force dans le même sens que la métaphysique, si elle envisageait le temps en soi, l’espace en soi, la force en soi, comme des modes de l’absolu ; mais la science ne considère ces formes de l’être qu’en ce qu’elles ont de relatif, dans leurs rapports immédiats, avec un sujet qui les contemple et en reçoit l’empreinte.

M. Spencer explique fort bien comment ce que la science appelle espace, force, matière, pour être relatif et incomplet, pour n’être que l’enveloppe en quelque sorte d’un inconnu auquel il nous est interdit de toucher, n’en a pas moins une réalité et se lie à la réalité mystérieuse de l’absolu comme l’écorce de l’orange à ce fruit, comme la circonférence au cercle qu’elle limite. Comment arrivons-nous à connaître ces réalités relatives ? C’est par l’expérience. Toute impression prolongée, en se révélant à notre conscience, nous donne l’invincible sentiment d’une réalité extérieure, d’une réaction, d’une résistance et par conséquent d’une force. L’idée de la force est l’idée fondamentale sur laquelle nous bâtissons laborieusement tout l’édifice de nos connaissances. La matière s’offre à nous comme un ensemble de résistances coexistantes en même temps que persistantes ; ce n’est que par une abstraction mentale que nous pouvons dépouiller les objets extérieurs de leur vertu résistante : quand nous les considérons simplement dans leur juxtaposition, nous arrivons à l’idée de l’espace, qui pour la science est la forme abstraite des