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On ne peut pas plus, selon lui, supprimer le sentiment religieux qu’on ne peut supprimer la science ; c’est un attribut essentiel de l’homme, et toute théorie générale qui refuse d’en tenir compte est une théorie incomplète. « Les connaissances positives, écrit M. Spencer, ne remplissent pas et ne peuvent pas remplir la région entière des pensées possibles. » Un tel aveu est précieux à recueillir dans la bouche d’un philosophe de la nouvelle école. Cherchons pourtant à dégager, parmi tant de doctrines religieuses et philosophiques, ce qu’elles ont de commun, ce qui est leur essence. Toutes ces doctrines prétendent résoudre le problème de l’être. Qu’est-ce que le monde ? d’où vient-il ? que venons-nous y faire ? Voilà les questions qu’elles posent ; mais, suivant M. Spencer, toutes leurs réponses reposent sur un édifice fragile de contradictions. Des systèmes dont on berce, pour l’endormir, la curiosité humaine, il n’en est aucun qui puisse être nettement conçu par la pensée : sous l’analyse de la critique, tout se dissout, tout fuit ; il ne reste que mots, symboles, fictions. De même l’on peut se mirer dans le cristal d’une eau tranquille ; mais essayez de prendre en main ce miroir, de l’approcher de vous pour mieux vous y regarder : l’eau fuira entre vos doigts, et vous n’aurez fait que troubler la surface unie du ruisseau.

Ou le monde, — ainsi raisonne M. Spencer, — existe par lui-même, ou il s’est créé lui-même, ou il a été créé ; de tout temps l’esprit humain s’est heurté à l’une de ces trois hypothèses, et la raison ne peut, à vrai dire, en concevoir aucune autre. L’existence propre et intrinsèque exclut l’idée d’une cause antécédente, d’un commencement ; or aucun effort mental ne peut nous faire comprendre l’existence sans commencement, c’est-à-dire l’infini du temps. Dire que le monde a toujours existé n’explique d’ailleurs rien, car je ne comprends pas mieux l’existence d’un objet qui est actuellement sous mes yeux, si l’on me dit qu’il existait déjà il y a une heure, ou il y a une année, ou qu’il a toujours existé. Le panthéiste, qui prétend que le monde se crée de lui-même et comme par un incessant effort, a-t-il une idée plus claire de l’univers ? Ne peut-on lui demander comment et pourquoi s’opère le passage de l’existence potentielle à l’existence réelle ? L’existence en puissance ne saurait au reste se comprendre, car ou elle est quelque chose, ou elle n’est rien : si elle n’est rien, elle ne peut devenir quelque chose ; si elle est quelque chose, les mêmes questions se redressent devant l’esprit. On demandera encore : D’où vient ce quelque chose ? Ceux qui aiment à répéter que Dieu se fait lui-même, que le monde se crée sans cesse, prennent pour une idée ce qui n’est qu’une pseudo-idée, ils se perdent dans de vagues symboles incapables d’une interprétation précise. Reste l’hypothèse du déisme