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pénétrer et devant lesquelles elle finit par s’anéantir, comme on devient aveugle en regardant le soleil.


I

Toute religion, comme toute philosophie, a la prétention de donner une explication de l’univers. La philosophie qui s’appelle positive se distingue de toutes les philosophies et de toutes les religions en ce qu’elle a renoncé à cette ambition de l’esprit humain. Pendant des siècles, la pensée s’est spontanément et résolument jetée au-devant de l’inconnu en lui disant : « Je veux avoir ton secret ! » Aujourd’hui on cherche à la retenir, on lui demande une sorte d’abdication en lui démontrant l’inanité de ses efforts. C’est là, il faut bien le dire, une tâche ingrate, une lutte contre nature, car partout où l’homme aperçoit un phénomène, il est porté à en rechercher la cause. Sa logique remuante le conduit invinciblement, de cause médiate en cause médiate, jusqu’à une cause première et souveraine. Partout où des objets se révèlent par des formes et des propriétés changeantes, nous nous demandons ce qu’il y a de permanent, de stable, d’éternel, sous tant de métamorphoses ; notre pensée creuse les superficies, car elle espère trouver au-delà une substance qui, en restant au fond la même, se plie à toutes les manifestations phénoménales. La philosophie positive prétend nous interdire pourtant la recherche de la cause et de la substance comme une poursuite chimérique, indigne des méditations d’un esprit sérieux, et nous astreindre à la simple étude des rapports qui règlent les phénomènes. « Les lois, suivant la belle expression de Montesquieu, sont les rapports qui résultent de la nature des choses. » Cette nature des choses, on nous l’assure, doit nous rester toujours inconnue ; quant aux rapports, nous pouvons çà et là les saisir, et ces fils fragiles sont nos seuls soutiens au-dessus d’un gouffre insondable de mystères et d’obscurités.

Tout imbu de ces idées, que nous exposons sans les discuter pour le moment, M. Spencer divise tout d’abord les objets dont la pensée humaine s’occupe en deux catégories : ce qui peut être et ce qui ne peut pas être connu, le cognoscible et l’incognoscible. L’incognoscible, c’est l’objet de toutes les religions ; c’est en même temps le dernier terme de toutes les sciences. Les religions s’y placent elles-mêmes et volontairement ; les sciences y sont amenées par la loi de leur propre développement. Aussi l’antagonisme entre la science et la foi est-il tout à fait illusoire, et ne repose-t-il que sur une conception imparfaite et de l’une et de l’autre. Pour en opérer la