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Portée par sa prospérité matérielle à un degré de grandeur que peu de nations ont atteint dans l’histoire, l’Angleterre semble aujourd’hui s’être éprise de la matière ; Elle a triomphé de tous les obstacles que lui opposait la nature : la tristesse du climat, la ceinture mugissante des mers ; une frontière circonscrite devenue trop étroite pour une population toujours grandissante, que la terre ne peut plus nourrir. Elle a vaincu toutes les forces naturelles, mais on peut se demander quelquefois si l’industrie est devenue son esclave ou si elle est devenue l’esclave de l’industriel Elle a fait affluer dans son île les trésors du monde entier, couvert toutes les mers de ses vaisseaux, établi ses comptoirs sur les côtes les plus lointaines, fondé de puissantes colonies sous toutes les latitudes : par son indomptable énergie, elle a réussi à soumettre à son autorité une fraction considérable de la population du globe ; mais les fatigues de ce labeur et de cette ambition gigantesques semblent avoir éteint par degrés dans la race les flammes les plus subtiles de l’esprit. Une activité incessante aurait-elle affaibli cette disposition à l’idéal qui, élevant l’homme au-dessus de ce qui l’entoure, des devoirs quotidiens, des soucis grossiers, l’entraîne dans le domaine de la pensée pure ? Satisfaite du présent, peu inquiète de l’avenir, l’Angleterre ne connaîtrait-elle ni ces défaillances douloureuses, ni ces ardeurs subites qui tourmentent certaines nations, dont les regards se réfugient volontiers vers les horizons les plus lointains et les plus inaccessibles ?

Ce n’est pas, il ne faut point s’y méprendre, le sens poétique qui lui fait défaut : c’est le sens philosophique. En menant l’homme dans un monde imaginaire, la poésie l’entoure encore de tout ce qui lui est cher et familier : elle n’agit sur lui qu’en caressant, en exaltant les passions qui sommeillent dans toutes les âmes ; elle l’entoure d’images, personnifie toute chose, donne à tous les objets des proportions humaines. La philosophie ne procède pas de même, elle impose à l’esprit une tâche plus austère. Plus, dit-on, l’on monte haut dans le ciel, plus on le voit s’assombrir. Ainsi, quand on s’élève au-dessus de toutes les notions concrètes, on se trouve en face d’abstractions de plus en plus sévères. La métaphysique pure laisse derrière elle images, mots, observation, expérience, et contemple ce soleil sans flamme qu’on appelle l’idée.

Or l’esprit anglo-saxon a horreur de l’abstraction, qu’il s’agisse de politique, de droit, de philosophie et, j’oserais presque ajouter, de religion. L’Angleterre est fière, et à bon droit, de ses institutions ; mais elle se garde bien de les ériger en corps de doctrine : elle aime à les vanter comme l’œuvre lente du temps, non comme un monument spontané de la raison humaine ; elle les compare volontiers à