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admirable nature des Antilles à la fois si molle dans sa paix et si fougueuse dans ses tempêtes. Heredia, le fils le plus glorieux de la colonie espagnole, représente dans ses œuvres ce double caractère de la poésie cubanaise. Condamné au bannissement pour avoir trop aimé la liberté, il ne cessa jusqu’à sa mort prématurée de travailler à l’affranchissement de sa patrie et d’en peindre la beauté grandiose en vers d’une force rarement égalée. L’âme d’Heredia était d’une trempe héroïque, et il ne faut point attribuer à une vaine jactance de poète les paroles qu’il adressait au Niagara : « Laisse-moi te regarder, je suis digne de te voir ! »

Pour donner une idée de la manière d’Heredia, nous traduisons ici quelques vers de son Ode à l’Ouragan, que tous les Américains savent par cœur :


« Ouragan ! ouragan ! je te sens venir, et dans ton souffle brûlant je respire enivré l’haleine du maître des airs. Vois-le, suspendu aux ailes du vent, rouler à travers l’espace immense, silencieux encore, mais effrayant, irrésistible dans sa course. La terre, qu’opprime un calme sinistre et mystérieux, contemple avec stupeur le terrible météore… Le soleil hésitant voile sous de tristes vapeurs sa face glorieuse, et son disque obscurci répand une lueur funèbre qui n’est pas la nuit et qui n’est plus le jour. Lueur affreuse, voile de mort ! les oiseaux tremblent et se cachent à l’approche de l’ouragan qui hurle ; sur les montagnes lointaines, les forêts l’entendent et lui répondent.

« Le voilà ! Il étend sur la nature son manteau d’épouvante. Géant des airs, je te salue !… Le vent secoue et fait tournoyer, les franges mêlées de son vêtement sombre. Ses bras grandissans se rejoignent au-dessus de l’horizon ; ils s’abaissent et recouvrent l’espace d’une montagne à l’autre.

« Ténèbres partout ! Le souffle de l’orage soulève en tourbillons la poussière des campagnes. Dans les nues, le maître du tonnerre fait rouler son char grondant ; des roues jaillit le rapide éclair, qui vient frapper la terre et de ses reflets livides inonde le ciel… La pluie tombe à torrens. Tout est confusion, horreur profonde. Cieux, nuées, collines, forêt chérie, je vous cherche en vain ; vous avez disparu. La noire tempête fait tournoyer dans les airs un océan sous lequel tout s’engloutit. Enfin, monde fatal, nous nous séparons ! L’ouragan et moi, nous restons seuls… »


III

Le sentiment qui a le plus contribué à donner une véritable originalité à la littérature colombienne, c’est l’ardeur patriotique. Dans les sociétés qui se développent régulièrement, les poètes et les artistes peuvent se vouer avec recueillement au seul culte du beau ; mais dans ces jeunes républiques hispano-américaines, qui n’ont pas encore assuré leur liberté d’une manière définitive, tous les