Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/915

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doit nécessairement aider l’homme qui l’habite à comprendre les grandes choses. Malheureusement les déplorables traditions que l’Espagne léguait à ses vainqueurs ne pouvaient que retarder les progrès des nouvelles républiques. Trois siècles d’oppression laissaient dans la masse du peuple l’ignorance, le fanatisme et la dégradation morale, tandis que l’orgueil, la prodigalité fastueuse et la paresse des anciens maîtres espagnols étaient encore imités par les créoles élégans. La grande évolution du mélange des races et l’émancipation graduelle des esclaves africains maintenaient la société dans un état de fermentation constante ; les mœurs étaient devenues féroces à la suite des vingt années de lutte pendant lesquelles des hommes du même sang et de la même contrée s’étaient si souvent armés les uns contre les autres ; les vertus guerrières, trop développées, ne trouvaient pas encore un équilibre suffisant dans les intérêts de la paix ; enfin les habitans étaient trop clairsemés et l’espace trop grand pour que les populations pussent se grouper solidement dans aucune des républiques et former de véritables individualités nationales. Telles sont les circonstances diverses dont il faut tenir compte pour apprécier avec une entière équité la littérature hispano-américaine.


II

Pendant le cours du XVIIIe siècle, les versificateurs du Mexique et du Pérou, élevés par les jésuites ou les franciscains, avaient imité les rares ouvrages classiques non prohibés. Après la guerre de l’indépendance, que pouvaient faire les écrivains de l’Amérique méridionale, sinon imiter encore ? L’Europe, qui leur avait été si longtemps cachée, leur apparaissait maintenant dans toute sa splendeur : c’était comme une immense lumière rayonnant par-dessus l’Atlantique. La joie qu’éprouvèrent nos érudits de la renaissance en étudiant les auteurs grecs et latins qu’ils croyaient perdus peut à peine se comparer au ravissement des Colombiens avides de savoir qui se trouvèrent soudain en libre possession des œuvres produites par la civilisation moderne. Tout les éblouit : idées, inventions, théories diverses, tout jusqu’à nos vices et à cette fausse gloire militaire qui nous avait tant coûté. Ils accueillirent comme parfait tout ce qui leur venait d’Europe, livres et systèmes, voyageurs et marchandises ; ils se firent les échos de toutes les voix qui retentissaient dans l’ancien monde, enveloppèrent d’une même admiration, et presque au hasard, tous les hommes qui s’étaient fait un nom dans la littérature contemporaine. Ils oublièrent leur propre histoire pour n’étudier que celle de l’Europe occidentale : contemplant