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espagnoles de l’Amérique ; mais la grande cause qui empêchait l’éclosion de toute poésie, c’est que les blancs créoles n’étaient pas chez eux dans le vrai sens du mot ; le continent colombien n’était pas encore leur véritable patrie. Méprisés eux-mêmes par les grands seigneurs de la métropole, que l’espoir de s’enrichir en quelques années avait amenés dans le pays, ils méprisaient aussi et ne pouvaient se défendre de haïr la foule des indigènes et des esclaves de toute couleur qui s’agitaient au-dessous d’eux. Faute d’avoir su adopter, les mœurs appropriées au nouveau continent qu’ils habitaient, les créoles étaient pour ainsi dire suspendus entre deux sociétés, celle des maîtres arrogans et celle que formait l’abjecte cohue des asservis. Comment donc auraient-ils pu chanter cette terre sur laquelle ils étaient simplement campés entre des populations vaincues et une administration tyrannique ? Se sentant à la fois criminels envers les uns, opprimés par les autres, ils se taisaient. Un lourd silence planait sur cette admirable partie du monde que Colomb avait fait surgir comme une planète arrachée à l’espace. Et pourtant tout était nouveau, tout était prodigieux dans cet immense territoire dont l’humanité venait de s’enrichir. Les hommes, les animaux, les végétaux, différaient de ceux de l’ancien monde ; les forêts vierges se révélaient dans leur redoutable majesté ; les Andes, qui étaient alors les plus hautes montagnes connues, offraient sur un même versant tous les climats terrestres, indiqués au regard par des guirlandes de verdures diverses ; les colons apprenaient à connaître les éruptions de cendre et de boue, les tremblemens de terre, les ouragans, les divers météores de la nature tropicale, et cependant aucun poète ne se levait pour célébrer toutes ces merveilles. Ercilla, le chantre de l’Araucanie, était un des conquérans espagnols ; il n’appartenait pas à cette triste société américaine sur laquelle le fisc et l’inquisition pesèrent pendant trois siècles.

Ce grand silence des colonies, à une époque où l’Espagne de son côté faisait à peine entendre sa voix, est une chose frappante. Après cette gigantesque épopée de la conquête, après les exploits et les crimes des Cortez, des Pizarre et de tant d’autres fameux chefs de bandes, les possessions espagnoles de l’Amérique n’ont plus d’histoire ; les auteurs ne savent plus qu’en dire et résument en quelques pages les événemens de près de trois cents années. Pendant cette longue période, les indigènes disparurent par tribus et par nations entières ; mais leur plainte n’était pas même entendue. Les nègres importés d’Afrique périssaient aussi ; personne néanmoins ne prenait garde à ces abatis d’esclaves, car les vides des plantations étaient sans cesse comblés, grâce à la traite d’Afrique, commerce régulier que l’apôtre Bartolomé de Las Casas, aveuglé