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gnant toutefois que Tama’, dont il avait pu juger le caractère peu scrupuleux, ne profitât de son absence pour « lui voler sa femme, » il essaya, mais en vain, de la soustraire aux entreprises de ce chef. En dépit des précautions qu’il avait prises, Tama’ fit violence à Kéaroa. Ngatoro’ indigné se vengea, comme l’avait fait Ruaéo. « Il changea les étoiles du soir en étoiles du matin, et celles du matin en étoiles du soir, » souleva une affreuse tempête, fit oublier aux hommes de l’équipage toute leur habileté de marins, et poussa le canot droit à un gouffre où il faillit s’abîmer. Déjà une partie de la cargaison était tombée dans la mer, déjà quelques hommes avaient été précipités des bancs où l’équipage ne se retenait qu’avec peine. Les compagnons de Ngatoro’ et Tama’ lui-même supplièrent alors Ngatoro’ de venir à leur secours ; mais le prêtre offensé resta longtemps immobile et sourd à leurs prières. Enfin « les cris des hommes, les pleurs des femmes et des enfans[1], éveillèrent sa pitié. Grâce à de nouveaux enchantemens, le ciel changea d’aspect, la tempête cessa, et le canot sortit du gouffre. L’Arama prit terre sur un point nommé Whanga-Paraoa, et le premier soin des émigrans « fut de planter des patates douces pour qu’elles pussent croître en ce lieu, et aujourd’hui encore on peut en trouver qui poussent là parmi les rochers[2]. »

Peu après être arrivé à Whanga-Paraoa, l’Arawa rejoignit le Tainui, qui l’avait devancé. Un cachalot échoué sur la plage faillit devenir le sujet d’une querelle sérieuse. Chacun des deux équipages prétendait avoir pris terre et avoir le premier découvert cette proie. Enfin il fut convenu que le procès serait jugé « par l’examen des lieux sacrés préparés par chaque parti pour rendre grâce aux dieux d’être arrivé sain et sauf[3]. » Le lieu sacré du Tainui ayant été reconnu pour être évidemment préparé avec plus de soin, le cachalot fut attribué à ceux qui montaient ce navire. Bientôt l’Arawa poursuivit seul ses explorations. Le Tainui fit de même, et le chant que nous analysons indique les principaux points qui furent ainsi reconnus. Il est inutile de reproduire cette énumération, mais elle suggère deux remarques qui ne sont pas sans intérêt. D’abord les chefs de ces explorateurs à demi sauvages donnent souvent leur

    yeux de ceux qui, trompés par l’expression de canot, oublieraient que ce sont de véritables navires portant de cent cinquante a cent quatre-vingts hommes d’équipage.

  1. On voit que les Hawaïkiens émigraient réellement en famille.
  2. C’est là un détail remarquable. Nous voyons les colons d’Hawaïki emporter leurs plantes cultivées, et ainsi s’explique la dissémination de certaines espèces sur plusieurs points de la Polynésie.
  3. Ce passage est un de ceux qui attestent l’esprit religieux de ces populations, que l’on voit, à peine débarquées, accomplir les rites inspirés par la reconnaissance.