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rité de ses contradicteurs, se crut obligé d’accepter. Si l’on veut juger l’œuvre de Tupaïa, il faut donc lui appliquer les corrections rendues nécessaires par l’erreur des Européens. Quant à celle-ci, M. Hale, qui le premier, je crois, en a signalé la cause et les résultats, l’a mise complètement hors de doute, en faisant remarquer que les îles encore inconnues aux navigateurs anglais sont exactement à leur place, tandis que celles qu’ils avaient vues sont précisément à l’opposite du point qu’elles devraient occuper. La carte de Tupaïa, lorsqu’on la rectifie d’après ces données, reprend son vrai caractère, et n’est certainement pas inférieure à celles que notre moyen âge publiait sur le monde alors connu.

À peine est-il nécessaire de faire remarquer l’extrême importance de ce document pour la question qui nous occupe. Tupaïa avait visité par lui-même une portion des terres qu’il figurait, et il est à regretter que Cook n’ait point recueilli quelques détails sur ces voyages, sur leur plus ou moins de facilité, de fréquence, d’étendue ; mais l’ancien ministre d’Obéréa connaissait le reste de la Polynésie seulement par ses traditions. Il faut évidemment entendre par cette expression les chants historiques des aréoïs[1]. Or la carte est là pour démontrer que ces chants contenaient des détails précis et fidèles, et elle atteste en même temps qu’entre Tahiti et quelques-uns des points extrêmes de la Polynésie, les Marquises et les Fiji par exemple, il avait existé des relations plus ou moins suivies[2].

On voit par là de quelle importance serait pour l’histoire de la race polynésienne un recueil aussi complet que possible de ses chants nationaux, de ses traditions. Quelques savans affichent pour les documens de cette nature un dédain que, pour ma part, je n’ai jamais compris. Quand il s’agit de peuples sauvages et dont la langue n’est pas écrite, il faut bien puiser à cette source. Et d’ailleurs est-elle donc si impure ? Ou y trouve, dit-on, des fables absurdes, des détails invraisemblables, des impossibilités. Cela est vrai souvent ; mais parfois aussi, il faut bien le reconnaître, et la carte de Tupaïa est là pour le démontrer, ces invraisemblances, ces impossibilités, ne paraissent telles au premier abord que parce qu’elles

  1. Voyez sur les aréoïs la Revue du 1er février.
  2. C’est là un fait que J’ai eu le plaisir de vérifier par moi-même pendant qu’on imprimait ce qui précède. M. Gaussin avait bien voulu m’apporter un recueil de traditions tahitiennes dont je parlerai plus loin. Parmi les chants ainsi sauvés de l’oubli, il en est un qui servait à la consécration des pirogues et qui renferme plusieurs noms de lieu. Or nous avons cherché ensemble et retrouvé sur la carte de Tupaïa un certain nombre de ces localités. M. Gaussin a bien voulu me promettre de continuer une étude qui donnait d’emblée un résultat si frappant.