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comme toi, se sont rendus les maîtres de la vie ne conçoivent guère qu’elle ait si fort tourmenté les autres, et qu’ils se soient laissé faire.

Il se leva et fit deux ou trois fois le tour de la chambre.

— Allons ! dit-il, j’essaierai de te conter cela gaîment, comme un conte de fées... 11 y avait une fois deux anneaux d’argent... Mais à ce moment on entendit dans le couloir qui menait à cette chambre le bruit d’un pas léger et précipité, puis le frôlement d’une robe. Julien s’appuya contre un meuble, Horace se leva ; la même idée les avait frappés tous les deux : c’était elle, elle, Lucy, oubliant tout, poussée par la toute -puissance du repentir, de la douleur, de la passion, venant à celui qui l’abandonnait, prête à se jeter dans ses bras, à ses pieds s’il le fallait, et à lui dire : « Tu ne peux me frapper de ce coup de grâce, tu ne peux me condamner sans m’entendre ! As-tu bien songé à ce que tu faisais en me proscrivant, moi qui suis devenue maintenant la moitié de toi-même ? Veux-tu répudier la chair de ta chair ?... » Mais cette femme qui accourait, — c’était bien une femme, — passa et frappa à la porte voisine.

— Ce n’est rien ! dit Julien. Nous pouvons reprendre notre conte de fées. Donc il y avait une fois deux anneaux d’argent... ’ — Madame, disait alors Lucy à la baronne d’Espérilles, qui la gardait toujours, pourquoi n’irais-je pas à lui ? Parce que je ne le dois pas, dites-vous ? Mon Dieu, mon Dieu ! je ne me soucie guère de ce que je dois. Je n’ai pas de fierté, moi, je n’ai pas d’orgueil ! J’ai mérité qu’il me quittât. Voyez-vous ? je sens que je l’ai mérité, et si j’allais lui dire que je le sens, je suis bien sûre qu’il me pardonnerait. Que voulez-vous qu’il me demande de plus que de me repentir ?

Il n’est pas si fort, allez ! car il m’aime encore. Est-ce que 

vous croyez qu’on cesse d’aimer quand on le veut, et, quand on a été fidèle pendant sept ans, qu’on change son cœur en trois jours ? Oh ! ne me retenez pas, madame. C’est mon salut que vous empêchez. Je sais bien que je le trouverai, lui, aussi désespéré que moi-même. Les désespérés se comprennent. Je lui dirai que s’il me tue, il se tuera tout le premier, qu’il n’a pas pensé à cela, et que c’est sa propre vie que je viens lui demander. Si je vois qu’il se laisse toucher, je lui demanderai aussi peut-être si ma faute était assez grande pour un châtiment si dur... Mais non, je n’essaierai point cela, je suivrai mon premier mouvement, qui me conseille de m’avouer coupable. Je ne chercherai pas à parer ce que j’ai fait, puisqu’il veut que ce soit un crime ; mais je pleurerai. Il m’a déjà vue pleurer ; je sais bien l’effet que lui font mes larmes. Ah ! si je le ramenais, madame ! . . .