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LA BAGUE D’ARGENT.

Puis il serra une dernière fois la main de Julien et le quitta. Il se promit de ne point retourner de si tôt au petit hôtel : il ne voulait revoir son ami que marié et, comme il le disait, apràs... Jusque-là il était sûr de l’amour de Julien pour la vie ; mais il pensait qu’alors il aurait à veiller sur un homme heureux et déjà las, déchiré, désespéré de l’être. Il le rencontra une fois par hasard au bout de la semaine. C’était justement la veille du mariage. Julien suivait le chemin qui menait chez la baronne d’Espérilles, où comme toujours il était attendu. Il remontait à pied la rue du Bac, et marchait la tête opiniâtrement baissée, regardant le ruisseau. Il n’avait garde d’apercevoir son ami. Celui-ci ne voulut point le troubler dans cette rêverie étrange ; il se contenta de le regarder passer en levant doucement les épaules. — Ne croirait-on pas, se dit-il, qu’il cherche un diamant dans ce ruisseau noir ? Julien cherchait en effet le diamant du souvenir dans ce ruisseau noir. Horace Raison ne croyait pas toucher si juste.

XV.

Jour d’ivresse et de tourment, enfin tu étais venu ! L’église Saint-Thomas d’Aquin regorgeait de fidèles et même d’infidèles. L’assistance était de toutes les classes ; il y avait là jusqu’à du peuple, — le peuple de la baronne d’Espérilles, qui recevait d’elle le vin des enseignemens en même temps que le pain des aumônes. — Cette troupe reconnaissante occupait le bas de l’église et fit entendre un murmure flatteur sur le passage de l’épousée. L’une des fractions masculines des quatre siècles et demi qui s’agitaient d’ordinaire dans le salon gris et noir, sous la forme du vieux comte de B..., conduisait Lucy ; la baronne conduisait Julien. A peine une pâleur légère glissait-elle par momens sur le visage de Lucy, comme ces blanches nuées du midi qui passent à tired’aile au plus haut des airs : ce n’est rien qu’une ombre qui vole, et la sérénité du ciel n’en est pas altérée. Jamais M’"'= Lucy d’Espérilles ne s’était senti le cœur si hardi, si ferme. Son petit pied, frémissant sous sa robe, pressa de toute sa force les dalles de l’église, la voie triomphale ; sa main aussi s’apprêta à serrer d’une ardente étreinte la main de Julien, qui allait la prendre en face de tout ce monde qui regardait. Un commencement de larme trembla pourtant sous sa paupièlre, l’attendrissement faillit la gagner et la vaincre à cette heure où elle songeait à la bonté de Dieu, qui permet de tels bonheurs ; mais elle vint aussi à songer à sa justice, qui permet de telles revanches, et toutes ses larmes se séchèrent au feu de cette dernière pensée. On vit alors M’"" Lucy d’Espérilles prome-