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LA BAGUE D’ARGENT.

soutenir, le défendre et s’en aller par le monde en s’écriant : Que lui reprochez-vous ? de quelles bassesses osez-vous bien l’accuser ? JNe savez-vous pas qu’il est millionnaire ? — « Maître fou ! se disait-il en le regardant, que ne m’as-tu confessé cela plus tôt ? Ce n’était pas assez pour te préserver de leurs calomnies que la pureté de ta vie et l’élévation de ton cœur, que je leur garantissais. Montronsleur donc ta bourse ouverte. Et toi, va maintenant en paix, si tu le peux, où la passion te mène ! » En même temps Horace Raison se prenait intérieurement à rire en songeant qu’il avait nourri un instant la puérile, sotte et ridicule pensée de se jeter à la traverse de cet amour.

Il en était à ce point, quand tout à coup Julien l’arracha à ses réflexions par une inconcevable question qu’il lui fit, là, le plus sérieusement du monde, sans lui avoir auparavant donné aucune marque de délire, et de l’air d’un homme qui se possède pleinement : il lui demanda s’il croyait qu’en France, — dans ce pays où les droits de chacun sont si bien limités par les droits de cet être de raison qu’on appelle la loi, que personne ne sait exactement ce qu’il lui en reste, — s’il croyait qu’on fut le maître, sans encourir quelque peine, non pas de brûler sa maison, ce qui pourrait nuire à autrui, mais au moins de la jeter par terre. Le premier mouvement d’Horace Raison fut d’éclater de rire, puis il s’arrêta brusquement et se fit mentalement une question à son tour. Pourquoi Julien voulait-il brûler cette maison et non pas Vautre, celle qu’habitait encore Lucy, la maison de scandale comme disait la baronne d’Espérilles, l’hôtel du comte Lallia ? A quoi il y avait une réponse bien simple : c’est que la maison du comte Lallia n’était pas le bien de Julien Dégligny ; mais celui-ci reprit la parole.

— Écoute, Horace, dit-il d’une voix grave. Crois-tu donc que je ne suive point ta pensée pas à pas depuis une heure ? Tu es venu, une sonde à la main, avec l’intention de me la jeter dans le fond du cœur, et tu l’as fait, car je t’ai permis de le faire. Es-tu sûr de moi maintenant ? Ni faiblesse, ni bassesse, il n’y a rien en moi de ces deux choses viles : il n’y a rien qu’un immense amour, que tu comprends, bien que tu ne sois pas fait pour le ressentir... Tu le veux donc ? Eh bien ! soit : mon âme va s’ouvrir devant toi, et puis elle se scellera dans un éternel silence. Tu sais déjà que depuis six ans j’aime M"^ d’Espérilles ; mais ce que tu ne sais point, c’est que cette passion, qui m’a surpris au commencement de ma jeunesse, n’a jamais été heureuse... Ce que tu ne sais point, c’est que de près comme de loin j’ai cependant appartenu tout entier à celle que j’aimais d’un si fol amour... Je me suis exilé pour elle, pour elle seule, afin de lui rendre la richesse qu’elle avait perdue. Un