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dernière !... Non, Horace Raison ne pouvait croire que Julien Dégligny fût devenu l’homme habile et corrompu que lui dépeignait la légende. Il était prêt à lui pardonner beaucoup de folie, beaucoup de faiblesse et jusqu’à la lâcheté même excusée par la passion, tout enfin, excepté de certains calculs. Il lui suffisait que son ancien camarade ne se déshonorât point ; le reste ne regardait que lui-même, car Horace Raison , il faut bien le dire , ne se souciait guère que de l’honneur. Quant à la morale, il ne s’en croyait pas le gardien. Les deux amis se promenèrent quelques instans dans le petit jardin de l’hôtel, sous les sycomores, au milieu des bosquets de lilas entièrement dépouillés. Cependant le début de l’hiver s’était passé cette année-là sans froidure, et grâce à la douceur inaccoutumée de la saison quelques bourgeons apparaissaient au front des arbustes. Horace en prit occasion de philosopher un peu ; il voulut prouver que les amours de Paris ressemblaient à cette végétation hâtive qui n’aboutit jamais à la floraison ; une gelée survient qui la brûle. Ainsi le retour de l’esprit après les élans du cœur, les conseils de l’intérêt et de la sagesse anéantissent dans son germe la passion qui allait naître. Et il continua le rapprochement en soutenant que l’amour n’était guère à Paris qu’un fruit de l’ arrière-saison, parce que la jeunesse est trop bien instruite aux expériences positives pour commettre la sottise d’aimer, et que. . . — Julien ne l’écoutait point, et l’on peut dire qu’Horace ne s’écoutait pas lui-même. Sa pensée suivait des chemins couverts tandis que sa parole suivait ces routes battues. Il s’interrompit tout à coup, et s’adressant à son compagnon : — Ami, lui dit-il, ce charmant logis est-il à toi ?

— Depuis une semaine. Je l’ai trouvé par hasard et, je crois, acheté bien cher d’un notaire que je ne connais pas... Mais n’importe. ..

— Malepeste ! reprit Horace en riant ; ce sont façons de prince : n’importe !... Tu es donc bien riche ?

— Oui, répliqua sèchement Julien ; j’ai plus d’un million. Horace lui saisit vivement la main et la serra de toute sa force.

— Oh ! le brave, l’honnête million que voilà ! pensait-il. Et il félicita chaudement ce vieux camarade d’être riche, car la richesse change beaucoup les conditions de l’honneur. Et d’abord elle permet les aventures périlleuses. Quiconque est riche n’est jamais suspect, quiconque est riche peut marcher au bord des précipices, s’il y trouve du plaisir ; mais si l’on est pauvre, on y roule... Ainsi va le monde.

Horace avait rarement éprouvé une telle sensation d’aise. II n’allait donc pas être obligé de brûler ce qu’il avait honoré, il pouvait continuer d’aimer son compagnon d’enfance. Il pouvait aussi le