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cessité d’elle-même ; mais, Julien la lui ayant fait sentir, elle ne l’avait que trop durement sentie. C’est pourquoi elle se reprochait toutes ces pensées qui lui venaient, lorsque, jetant autour d’elle un regard trouble et rapide , elle se demandait s’il était bien vrai qu’il fallait quitter tout cela. Ce qu’elle éprouvait n’était pas du regret , — puisque aussi bien elle ne devait pas en avoir, — mais un alanguissement infini. Si ces choses inanimées, s’ animant de sa vie pour y avoir été mêlées, avaient vu ses fautes, elles avaient vu ses remords aussi. On eût pu les garder et ne changer que le logis : peut-être même auraient-elles apporté dans la nouvelle demeure leurs enseignemens avec elles ; mais non, Julien ne le voulait pas : il avait arrêté qu’on abandonnerait tout, qu’on vendrait tout. Sans doute il eût aussi bien décidé, s’il l’eût osé, qu’on brûlerait au lieu de vendre. Il n’avait eu qu’une fois l’accent impératif, le regard du maître : c’était le jour où, annonçant à Lucy qu’il venait d’acheter un hôtel, il lui avait dit en même temps que tout devait y être nouveau pour elle, aussi nouveau que les murailles mêmes.

Ah ! loin, bien loin d’elle la pensée de protester contre cet arrêt bizarre, dont la forme l’avait d’ailleurs cruellement frappée ! Elle s’était fait une loi de toujours si bien mêler son âme h celle de Julien, de si bien souder sa volonté à la sienne qu’ils n’eussent jamais tous deux qu’une volonté et qu’une âme. Et puis que lui faisait la physionomie des lieux qu’elle allait habiter, puisqu’il y habiterait près d’elle, puisqu’elle ne vivrait que pour lui, qui la faisait revivre ? Si la vue de ces objets qu’il détestait devait causer à Julien la plus petite douleur, elle devait être heureuse de l’en délivrer.

Et pourtant elle eût désiré qu’il lui imposât un autre sacrifice. Elle le souhaitait bien plus grand, bien plus difficile, mais différent enfin. Elle pouvait bien perdre toutes ces jolies richesses qu’elle avait amassées à grand’peine, dont elle avait été fière ; elle pouvait bien les perdre sans un murmure , mais non sans de gros soupirs. Son cœur était si changé, à quoi bon lui changer tout le reste ? Mais il le voulait, elle savait même qu’il s’occupait activement à décorer le nouveau logis, et il s’en occupait seul ! Elle tremblait, elle souriait aussi parfois à l’idée de ce qu’en entrant elle allait y voir, et se prenait de nouveau à soupirer en regardant tout ce qu’elle laissait derrière elle. Par quoi Julien allait-il remplacer les choses condamnées ?... Ah f qu’importe ? Va et pare le nid à ton gré, il sera si doux encore !... Abandonne et vends ou brCde ce qui est beau ! Rien ne peut être laid qui vient de toi , cher barbare !

Julien en effet habitait déjà son hôtel. Il s’y était fait préparer une chambre à la hâte ; il ordonnait et parait le temple où la déesse