Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/795

Cette page n’a pas encore été corrigée
791
LA BAGUE D’ARGENT.

d’après ses conseils, allait échouer par la mollesse et la distraction de M’"^ d’Espérilles, pourtant si intéressée dans l’afTaire. Il crut en avoir fait assez. Que Lucy menât ou ne menât pas à bonne fin son hardi projet de restauration, de réparation, de réhabilitation et de mariage, cela désormais ne le regardait plus : Ponce Pilate se lavait les mains. Le comte Lallia se leva pour sortir. Alors M’"^ d’Espérilles, en le reconduisant, balbutia quelques paroles qui avaient été convenues sans doute entre elle et lui comme tout le reste et qu’elle n’avait pas même songé à placer dans le cours de ce mol et lourd entretien, une phrase toute vibrante de sous-entendus, toute sonnante d’allusions à l’avenir, qui devait avoir un grand sens et une portée sûre. Lucy regagnait comme elle pouvait le temps et l’occasion perdus ; elle était en ce moment si fort au-dessous d’elle-même ! Elle dit au comte que peut-être il ne la trouverait plus à son retour d’Italie dans sa maison, qu’il se passerait avant cela de certains événemens qui changeraient sa vie... Le comte ne la laissa pas achever. A l’instant de franchir le seuil, il fit brusquement volte-face et adressa un nouveau, un dernier salut à Julien ; mais quel salut ! On venait de lui faire part du mariage ; il mettait ses complimens aux pieds du futur époux. Ses yeux glacés, sa bouche railleuse, ses épaules à demi courbées, ses genoux à demi fléchissans dans cette révérence, toute sa personne enfin n’était pas ironique ; c’était l’ironie elle-même. Là-dessus il sortit.

Et de même qu’il n’était pas entré sans se faire annoncer, de même pour cette fois M’" d’Espérilles ne le reconduisit pas de l’autre côté de la portière. Elle resta debout après qu’il eut disparu, comme si elle l’avait suivi des yeux ; mais elle n’y pensait point : elle jouissait plutôt, elle respirait de ne plus le voir, elle ne regardait que les plis de la portière, elle avait le dos tourné à Julien.

— Ah ! dit-elle , mon cher Julien , que cet excellent ami fait bien de partir ! Nous aurions fini par le prendre pour un fâcheux. Un grand bruit éclata derrière elle, et la fit se retourner précipitamment. Le beau vase de Chine, présent du comte, venait de tomber et de se briser en mille morceaux. Julien n’était plus à sa place, il s’était levé, il avait passé près de la console qui supportait le vase, et maladroitement l’avait renversé en passant... Mais si c’était un coup de maladresse, pourquoi son premier mouvement n’était-il pas de s’en excuser ? Pourquoi considérait-il ces débris d’un œil farouche, enfiévré, sanglant ? Lucy le vit et demeura d’abord en proie à une terreur immense. Il savait donc tout, ou plutôt il avait donc tout deviné par la seule force pénétrante de l’amour ! Elle pensa qu’il devait avoir par momens d’effroyables tentations de la briser comme il avait fait de ce vase !