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et quand on les a bien observés, on s’aperçoit que, là comme partout, la loi règne, et qu’on peut formuler des règles de dérivation d’une langue à l’autre, puis des règles de transformation dans l’histoire d’une même langue. La connaissance de ces règles permet donc d’appuyer les étymologies sur des faits bien autrement positifs et intimes que de simples consonances souvent fortuites et trompeuses. Parmi ces faits, un des plus saillans, c’est que les voyelles, à moins qu’il ne s’agisse de sons imitatifs, constituent la partie changeante, éminemment mobile du mot, dont les consonnes sont au contraire le squelette et l’élément résistant : la racine est dans la consonne ; la voyelle, comme l’indique le nom même, n’est qu’un son inarticulé. C’est la consonne qui porte la voyelle, c’est elle que les orateurs, voulant se faire entendre d’une nombreuse assemblée, doivent lancer au loin ; mais cela n’empêche pas les transformations de consonnes d’être fort nombreuses. Ainsi les consonnes dont l’articulation dépend du même organe buccal, les dentales par exemple, se remplacent à chaque instant. Du b au v, de celui-ci à l’f, de l’l à l’r, etc., et réciproquement, la transition est des plus fréquentes. C’est avec la même facilité que d’une langue à l’autre l’s devient h, le p devient f, le v devient u. La contraction des voyelles dont la consonne intermédiaire s’est affaiblie, le report au commencement du mot de l’aspiration qui en accentuait le milieu[1] ; etc., voilà des phénomènes pour ainsi dire constans. Le sanscrit et les langues germaniques nous offrent une série de gutturales des plus énergiques, mais que nous autres Français et Italiens, faute de souplesse dans le gosier, et peut-être aussi par trop de sensibilité dans l’oreille, nous avons réduites à l’état de nos c durs, de nos h inoffensives, et même l’italien a fini par les supprimer presque complètement. Les bizarreries orthographiques, si nombreuses en français, où nous avons tant de lettres qui ne se prononcent pas, proviennent de notre sévérité grammaticale jointe à notre tendance constante à simplifier la prononciation, et fournissent à l’étymologie les plus précieuses indications[2].

On comprendra maintenant, sinon les minuties infinitésimales de la science étymologique, du moins comment on a pu faire une science de ce qui semblait condamné à rester le domaine privé de la fantaisie. De cette manière on a suivi à la trace la filiation de mots qui, au premier abord, ne semblaient pas avoir la moindre relation. Il n’est pas besoin non plus qu’un mot se retrouve dans toutes les

  1. Comme font nos paysans quand ils disent henarnacher pour enharnacher.
  2. On peut consulter utilement sous ce rapport le savant livre que M. Emile Burnouf, en digne héritier du nom qu’il porte, a consacré à l’étude des antiquités védiques sous le titre Essai sur le Véda, Paris 1863.