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commencent les opérations les plus délicates de l’ethnologie moderne. Grâce à ses ingénieux efforts, on peut reconstituer jusqu’à un certain point, l’histoire, la vie, les mœurs et les croyances de ce peuple, qui n’a pas laissé une seule trace directe de son existence. De même que l’on a pu deviner cette existence en constatant le fait d’une langue primitive commune aux ancêtres de la race indo-européenne, de même l’on peut, dans une certaine mesure, retrouver ce que les différens essaims ont emporté de la ruche maternelle.

L’instrument par excellence dans cet ordre de recherches, c’est l’étymologie comparée. Voilà une branche de connaissances qui s’est élevée dans ces derniers temps à la hauteur d’une science. Longtemps l’étymologie fut abandonnée aux caprices et aux fantaisies des grammairiens. Au début des études linguistiques, il parut tout simple que les mots qui se ressemblaient le plus dans les différentes langues provinssent les uns des autres, et comme en réalité, dans nos langues méridionales, on pouvait à chaque instant reconnaître le terme latin sous le terme moderne, on ne douta pas qu’un même rapport unît toutes les langues entre elles. C’est ainsi qu’on faisait dériver le français du latin, le latin du grec, le grec de l’hébreu. Cette dernière langue passait pour la langue du paradis, et il y eut en bien des pays de doctes dissertations ayant pour but de rattacher directement la langue locale à l’idiome parlé par Adam, par Eve et le premier serpent. Il y a peut-être bien, de nos jours encore, quelque Bas-Breton opiniâtre capable de soutenir que l’armoricain ressemble beaucoup à la langue de l’Ancien Testament.

On peut difficilement se faire une idée de l’arbitraire qui présida à cette recherche des étymologies tant qu’elle consista simplement à rapprocher les mots de chaque langue offrant une certaine consonnance à l’oreille. On ne voyait, par exemple, aucune difficulté à rattacher jeûne à jeune sous prétexte que la jeunesse est le matin de la vie et qu’on est à jeun le matin quand on se lève. Lorsqu’on ne trouva pas de mots analogues dans la langue-mère ou passant pour telle, on en fabriqua sans façon : l’excellent Ménage, entre autres, ne s’en fit pas faute. Ou bien on prenait un mot ressemblant, mais de sens tout différent ; puis on imaginait les transitions les plus étranges pour montrer comment l’un avait pu sortir de l’autre. N’alla-t-on pas jusqu’à supposer qu’un objet pouvait tirer son nom d’une qualité contraire à celle qu’il possédait, parce que l’affirmation provoque la négation, et à soutenir que le latin lucus (bois sacré) venait de non lucere (ne pas luire), sous prétexte que lorsqu’on est entré dans un bois, on n’y voit plus clair ? A la fin, les illusions propres à la passion des étymologies devinrent proverbiales dans la science, et l’on se fit presque un point d’honneur de ne plus