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eussent revêtu leurs formes arrêtées, bien avant que le roumain fût ce qu’il est aujourd’hui, une langue sœur de la nôtre, mais non moins éloignée du type originel, et que cette littérature émergeât tout d’un coup aux regards émerveilles des philologues de l’avenir, conçoit-on l’importance de la découverte, quelle mine elle ouvrirait d’inductions nouvelles, désormais sûres et reposant sur des faits positifs !

Eh bien ! sur une échelle autrement large, cette hypothèse s’est réalisée, ou peu s’en faut, par la conquête du sanscrit, que, vers la fin du siècle dernier, un Anglais, William Jones, arracha aux ténèbres des sanctuaires de l’Inde, juste au moment où les négligens dépositaires de ce trésor des plus anciens âges allaient probablement le laisser perdre pour toujours. Le sanscrit est en effet la langue des Védas, les livres de la science, où se trouvent ces hymnes primitives qui exhalent encore, dirait-on, le parfum de la nature vierge : c’est par conséquent la langue sacrée du brahmanisme ; mais les derniers des brahmanes capables de la comprendre encore allaient disparaître, quand Colebrooke, Wilson, les Schlegel, Bopp, Lassen, Eugène Burnouf, s’aidant des travaux des anciens grammairiens de l’Inde, en firent une des branches les plus brillantes du savoir européen. Ce fut pour la philologie moderne toute une révolution des plus fécondes, et dont les premières conquêtes ont déjà trouvé dans la Revue un appréciateur compétent[1].

Le sanscrit est donc l’idiome parlé, il y a plus de quatre mille ans, par les ancêtres des conquérans de l’Inde, à l’époque où, longeant les contre-forts occidentaux de l’Himalaya, ils parcouraient le pays accidenté et fertile qu’arrose l’Indus dans son cours moyen et qu’ils appelaient le Sapta-Sindhu (aujourd’hui le Pendjab et la partie est de l’Afghanistan), c’est-à-dire « le pays des Sept-Fleuves. » A la stupéfaction profonde du monde savant d’alors, il se trouva que cette langue des sanctuaires brahmaniques, dont l’écriture et la grammaire, extrêmement compliquées, faisaient de loin l’effet d’un indéchiffrable grimoire, n’était ni plus ni moins qu’une sœur des nôtres, latines, grecques, germaniques, slaves, une sœur aînée excessivement riche, au point que les autres faisaient presque petite figure à côté d’elle. Il en résultait notamment ce fait étrange, qu’une langue historiquement bien plus rapprochée de nous, l’hébreu par exemple ou le basque, différait bien plus profondément de nos langues occidentales modernes qu’un idiome d’une antiquité fabuleuse, touchant au berceau du monde.

  1. La Revue a donné dans ses livraisons du 15 juillet 1854 et du 15 mai 1859, sur les Védas et sur les premiers ouvrages relatifs à l’histoire des Aryas, d’intéressans travaux de M. Théodore Pavie.