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on vint chercher l’argent, il se mit en colère et ne paya qu’en injures. Sans doute il dut trouver ce jour-là qu’on lui manquait d’égards et appeler César un ingrat. Il n’est point rare de voir ces hommes de guerre, si braves en face de l’ennemi et admirables un jour de bataille, redevenir, dans la vie ordinaire, de vulgaires ambitieux, pleins de basses jalousies et de convoitises insatiables. Ils commençaient par murmurer et se plaindre, ils finirent presque tous par trahir. Parmi ceux qui tuèrent César se trouvaient ses meilleurs généraux peut-être, Sulpitius Galba, le vainqueur des Nantuates ; Basilus, un de ses plus brillans officiers de cavalerie ; Decimus Brutus et Trebonius, les héros du siège de Marseille. Quant à ceux qui n’étaient pas du complot, ils ne se conduisirent guère mieux ce jour-là. Lorsqu’on lit dans Plutarque le récit de la mort de César, on a le cœur serré de voir que personne n’ait essayé de le défendre. Les conjurés n’étaient qu’une soixantaine, et il y avait plus de huit cents sénateurs. La plupart d’entre eux avaient servi dans son armée ; tous lui devaient l’honneur de siéger dans la curie, dont ils n’étaient pas dignes, et ces misérables, qui tenaient de lui leur fortune et leur dignité, qui mendiaient sa protection et vivaient de ses faveurs, le regardèrent tuer sans rien dire. Tout le temps que dura cette lutte horrible, tandis que, « comme une bête assaillie par des chasseurs, il se débattait entre ces épées tirées contre lui, » ils demeurèrent immobiles sur leurs sièges, et tout leur courage fut de s’enfuir quand Brutus, à côté du cadavre sanglant, essaya de parler. Cicéron se souvenait de cette scène, dont il avait été témoin, lorsqu’il disait plus tard : « C’est le jour où tombent les oppresseurs de leur patrie qu’on voit bien qu’ils n’avaient pas d’amis. »

Quand les généraux de César, qui avaient tant de motifs de lui rester fidèles, le trahissaient, pouvait-il compter davantage sur ces alliés douteux qu’il avait recrutés sur le Forum, et qui, avant de le servir, avaient servi toutes les causes ? Pour accomplir ses desseins, il avait besoin d’hommes politiques ; il lui en fallait le plus grand nombre possible, afin que le gouvernement nouveau ne parût pas être un régime tout militaire. Aussi n’était-il pas difficile, et les prenait-il sans choisir. C’étaient les malhonnêtes gens de tous les partis qui étaient venus à lui de préférence. Il les accueillait bien, quoiqu’il les estimât peu, et les traînait partout à sa suite. Cicéron en avait été fort effrayé quand César vint le voir avec eux à Formies. « Dans toute l’Italie, disait-il, il n’y a pas un coquin qui ne soit avec lui, » et Atticus, si réservé d’ordinaire, ne pouvait s’empêcher d’appeler ce cortège une troupe infernale. Quelque habitué qu’on soit à voir l’initiative de révolutions pareilles prise par des gens qui n’ont pas grand’chose à perdre, il y a lieu cependant d’être surpris que César n’ait pas trouvé quelques alliés plus honorables.