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Que s’était-il donc passé dans l’intervalle ? Par quels motifs Cælius avait-il été entraîné à ce dernier changement, et quelle en fut l’issue ? Il vaut la peine de le raconter, car ce récit pourra jeter quelque jour sur la politique du dictateur, et surtout faire mieux connaître son entourage.


III

Dans son traité de l’Amitié, Cicéron affirme qu’un tyran ne peut pas avoir d’amis. En parlant ainsi, il songeait à César, et il faut l’avouer que cet exemple semble lui donner raison. On ne manque pas de courtisans quand on est le maître, et César, qui les payait bien, en a eu plus que tout autre ; mais d’amis sincères et dévoués, on ne lui en connaît guère. Peut-être en avait-il parmi ces serviteurs plus obscurs dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir[1], mais aucun de ceux qu’il plaça au premier rang et qu’il appela à partager sa fortune ne lui demeura fidèle. Ses libéralités n’ont fait que des ingrats, sa clémence n’a désarmé personne, et il a été trahi par ceux auxquels il avait le plus prodigué de faveurs. Les seuls qu’on puisse appeler véritablement ses amis, c’étaient ses soldats, les vétérans qui restaient de la grande guerre des Gaules ; c’étaient ses centurions, qu’il connaissait tous par leur nom, et qui se faisaient si bravement tuer pour lui sous ses yeux : ce Scœva, qui à Dyrrhachium eut son bouclier percé de deux cent trente flèches ; ce Crastinus, qui lui disait le matin de Pharsale : « Ce soir, tu me remercieras mort ou vivant. » Ceux-là le servirent fidèlement, il les connaissait et comptait sur eux ; mais il savait bien qu’il ne pouvait pas se fier à ses généraux. Quoiqu’il les eût comblés d’argent et d’honneurs après la victoire, ils étaient tous mécontens. Quelques-uns, les plus honnêtes, se sentaient tristes en songeant qu’ils avaient détruit la république et versé leur sang pour établir le pouvoir absolu. Le plus grand nombre n’avait pas ces scrupules, mais tous trouvaient qu’on avait mal payé leurs services. La générosité de César, si grande qu’elle fût, n’avait pas suffi à les satisfaire. On leur avait livré la république, ils étaient préteurs et consuls, ils gouvernaient les provinces les plus riches, et cependant ils ne cessaient de se plaindre. Tout leur servait de prétexte pour murmurer. Antoine s’était fait adjuger à vil prix la maison de Pompée ; quand

  1. Il y aurait de l’injustice à passer sous silence le nom de Matius, dont il reste une si belle lettre à propos de la mort de César. Celui-là était pour César un ami véritable ; mais il faut remarquer que ce n’est pas parmi ceux qu’il avait faits préteurs ou consuls et dont il paya si souvent les dettes qu’il l’avait trouvé. Matius ne remplit jamais aucune fonction politique, et sans la correspondance de Cicéron son nom ne serait pas arrivé jusqu’à nous.