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Et d’abord il est assurément entré dans le monde comme un roman n’a guère l’habitude d’y entrer, en trouvant pour premier critique un cardinal. Mgr de Bordeaux a cru bien faire sans doute en entreprenant avec d’autres sénateurs, que je n’ai pas envie de nommer, une croisade contre « les livres immoraux et irréligieux qui inondent les sillons, » en évoquant particulièrement le Maudit comme le plus récent témoignage de la dépravation des temps : est-il bien certain de n’avoir pas ajouté simplement une page de plus à l’histoire des mœurs religieuses contemporaines, de n’avoir pas fait tout ce qu’il y avait de mieux pour aider lui-même au retentissement du livre qu’il signalait comme « un nouveau et effroyable scandale pour notre époque, pour la société tout entière ? » C’est un genre de victoire qui devient ordinaire, et qui est la suite naturelle de tout un système de controverses passionnées. Voilà quelque temps déjà qu’un étrange esprit se glisse dans ces polémiques où la religion est mêlée. On ne discute plus sérieusement, virilement, — ce qui serait un droit et souvent un devoir ; on n’oppose plus la science à la science, une conviction réfléchie à la conviction égarée ; on procède par la condamnation sommaire, par l’anathème et les appels à la suppression. On fait sonner les cloches en signe de miséricorde à l’apparition d’un ouvrage qu’il vaudrait mieux aborder d’un esprit libre et fortifié par l’étude. On achète des livres pour les brûler. Jusque dans des distributions de prix, on entretient des enfans d’œuvres qu’ils ne peuvent, qu’ils ne doivent pas connaître, d’écrivains dont ils n’ont jamais entendu le nom, et on parle de ces écrivains de façon à atteindre leur caractère à travers leurs idées. Le moment venu, dans les assemblées politiques, on stimule le zèle répressif, on provoque « l’attention de MM. les commissaires du gouvernement. » Et qu’arrive-t-il ? Le bruit qu’on fait aide au succès qu’on ne veut pas. Le livre, enveloppé dans un orage d’anathèmes, se propage un peu plus chaque jour. — Abandonné à lui-même, le Maudit eût suivi peut-être obscurément son chemin. Qui le connaissait la veille ? Le lendemain il s’est trouvé tout à coup lancé dans le monde, justement par la main qui voulait l’arrêter sur le seuil. Il est sorti de l’ombre, et il a été tout au moins une de ces énigmes qui fouettent la curiosité publique.

On a voulu savoir ce que c’était que ce roman inconnu, « essentiellement irréligieux » et immoral, qui allait « porter le scandale au sein de nos cités et de nos campagnes, » livrer le sacerdoce à la diffamation, enflammer peut-être la haine des masses contre le ministère religieux, ébranler la société tout entière, et on a trouvé que sous le voile de la fiction ce roman des mœurs ecclésiastiques, très romanesque en effet par les épisodes, ressemblait étrangement