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les grosseurs. Dans le nombre se trouvaient quelques-unes, de ces fourmis microscopiques qui, les jours précédens, ne rencontrant pas de liquide, pénétraient à travers le tissu de la serviette.

Cette précaution est la seule efficace quand on veut préserver quelque chose des ravages des fourmis. Rien de plus destructeur que cet animal : il se glisse dans les malles, court sur les assiettes, se loge dans les meubles, dévore les livres, le linge, les provisions. À certaines époques, dans bien des contrées, on voit tout à coup hommes et bêtes quitter le logis et s’enfuir en toute hâte comme devant un ennemi invisible. C’est une tribu de fourmis qui s’avance en colonne serrée, dévorant tout sur son passage. Quelques oiseaux escortent les voyageuses, mais seulement sur les, flancs et les derrières de l’armée, becquetant les retardataires ou celles qui sortent des rangs. Ces migrations, qui rappellent celles des lemmings sur les bords de la Mer-Glaciale ou des sauterelles en Afrique, n’ont pas encore été expliquées jusqu’ici. La multiplication de cet insecte est si rapide, ses retraites si inaccessibles, l’association si fortement organisée et ses mandibules si audacieuses, que l’on s’est demandé sérieusement si ce ne serait pas là le véritable conquistador du Brésil, et si la fazenda souterraine n’aurait pas raison un jour du rancho bâti au-dessus. Toujours est-il qu’en dépit du formigueiro, des incendies et des inondations, on voit chaque jour des colons se retirer devant cet infatigable envahisseur.

Comme par une sorte de bizarre compensation, ce sont ces mêmes contrées qui produisent ces brillans coléoptères qui font à si juste titre l’étonnement de tous les voyageurs. Rien de plus gracieux et de plus varié que leurs formes et les reflets qui s’échappent de leurs élytres. On dirait des pierres précieuses travaillées par des mains féeriques et illuminées des couleurs de l’arc-en-ciel. Les senhoras et les élégans du Para en font monter des bijoux qui ne le cèdent en rien aux plus délicates fantaisies de nos joailliers ; mais c’est surtout la nuit, lorsque ces myriades de bestioles changées en étincelles vivantes se montrent tout à coup à travers les ombres qui recouvrent la campagne, que la nature australe apparaît dans toute sa magnificence. Ces lumières, qui tour à tour s’éclipsent ou tourbillonnent en spires fantastiques au milieu du calme de la forêt et sous les imposantes constellations du ciel antarctique, impriment an paysage un caractère grandiose qui subjugue l’âme. Mille bruits divers chuchotent un langage mystérieux qui semble la grande voix de l’infini. Faisant alors un retour sur lui-même, l’esprit inquiet se demande qui sortira vainqueur de ce duel formidable que le génie de l’homme a tenté d’engager avec les forces aveugles et-brutales de la nature américaine.