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nous dit : « Maintenant, qu’il revienne s’il veut dans son pays, cela m’est égal, sa tête restera ici, et tout filho da… qui fera comme lui aura le même sort : il s’en reviendra sans tête. » Vous comprenez, senhor, qu’on ne peut guère trouver le chemin de son pays quand on n’a plus de tête.

« Mes compagnons acceptèrent leur sort. Moi, je préférai aller vivre dans les bois plutôt que de travailler, et une nuit je m’échappai pour gagner la forêt. Là, je passai six mois, me nourrissant comme les singes. De temps en temps je venais la nuit rôder autour des habitations afin d’enlever quelques poules ou un petit cochon ; mais un jour je fus dénoncé par un de mes anciens sujets qui m’accusait injustement de l’avoir vendu, et l’on mit des chasseurs à ma poursuite. Ils me tirèrent dans les jambes et me ramenèrent sans peine. Depuis cette époque, ne pouvant plus fuir, je me suis résigné à mon tour. Du reste je suis vieux, et je ne tarderai pas à retourner au pays. »

Je ne pus m’empêcher, en entendant ce récit, d’admirer cet heureux privilège de la nature humaine qui permet, sous toutes les latitudes, de s’indemniser des maux présens par des compensations futures plus largement assurées ; mais je ne restai pas longtemps livré à ces réflexions. Mon guide se sentait enhardi par l’intérêt que j’avais pris à son histoire, et, fort de ses connaissances de naturaliste qu’il avait acquises dans les forêts, il entreprit de me faire la description de toutes les plantes qui bordaient notre route, de tous les animaux que nous rencontrions, et des lieux célèbres que nous avions à traverser.

Senhor, n’approchez pas de ce tertre qui est à votre gauche, c’est une casa de formigas (maison de fourmis), qui vous dévoreraient vous et votre mule, si vous les tourmentiez.

Tout en parlant, il obliquait fortement à droite afin de se tenir à distance respectueuse. C’était en effet une de ces forteresses de grosses fourmis qu’on rencontre si souvent dans la zone torride et si redoutées des nègres et des Indiens.

Senhor, ce ruisseau que nous traversons contient beaucoup de jacarés (caïmans). L’année dernière j’en ai pris un petit qui venait de naître. Sa mère eut peur en me voyant et rentra dans l’eau ; mais elle pleura beaucoup. — Le nègre, comme tous les peuples primitifs, n’a qu’un seul terme pour exprimer l’idée de pleurer et celle de crier.

Senhor, voici de la comida do macaco (nourriture de singe), et il m’indiquait une espèce de petite pomme jaunâtre ; elle n’est pas très bonne, mais il y a des gens qui en mangent. Je m’en suis nourri bien des fois quand je vivais dans la forêt. Si le senhor veut en goûter, j’irai lui en cueillir.