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jour à un vieux nègre s’il se sentait capable de m’improviser un déjeuner au milieu des bois, et quels étaient les instrumens qu’il convenait d’emporter. — Rien de plus facile, répondit-il, si sa seigneurie veut attendre jusqu’à dimanche prochain. Ce jour-là, je suis libre, je me charge de la contenter. Je préparerai de grand matin deux mules, une pour le senhor et une pour moi ; nous partirons avec la fraîcheur, et nous serons rendus dans la forêt avant que le soleil soit trop chaud. Quant à la batterie de cuisine, ce coutelas me suffit.

J’acceptai avec empressement, et le dimanche matin nous partîmes au petit jour avec nos deux mules et le coutelas. Mon cuisinier-guide avait connu de bonne heure les vicissitudes de la fortune. Il était chef d’une peuplade laineuse sur les côtes de Guinée, et troquait volontiers avec les négriers ses sujets crépus contre des verroteries ou quelques jarres de tafia, lorsqu’un jour, n’ayant pas pu probablement compléter le chargement du navire, il eut l’imprudence de se laisser inviter par le commandant à une tournée d’eau-de-vie. Le nègre ne résiste jamais à une telle gracieuseté. Quel fut son étonnement lorsqu’il s’éveilla le lendemain en pleine mer, chargé de chaînes, au milieu de ses anciens administrés ! Je le priai, dès que nous fûmes en route, de me raconter quelques souvenirs de son règne : il fit la sourde oreille ; les noirs n’aiment pas qu’on entame le chapitre de leurs mœurs africaines. Je lui demandai alors ses premières impressions d’esclave en arrivant au Brésil. Je le plaçais sur son véritable terrain, et voici à peu près ses paroles.

« Dès le lendemain de notre arrivée, on nous conduisit aux champs escortés par des feitors qui nous harcelaient de leurs longs fouets. Les coups de bâton pleuvaient sur nous sans arrêter, car nous n’étions pas accoutumés au travail, et nous ne pouvions pas aller aussi vite que les anciens. Pour en finir, nous résolûmes tous de nous pendre, afin de revenir au plus tôt dans notre pays ; mais le jour fixé pour l’exécution du projet le courage nous manqua : il n’y en eut qu’un qui tint sa promesse, afin de nous donner l’exemple ; il alla se pendre à un arbre près de l’habitation.

« Le jour suivant, avant de partir pour le travail, le feitor, en nous comptant, trouva un absent, et nous menaça de nous donner cent coups de chicote (fouet) à chacun, si nous ne lui indiquions pas immédiatement la retraite du fugitif. Nous lui montrâmes alors du doigt l’arbre qui balançait le corps de notre compagnon. À cette vue, notre feitor devint ivre de rage. Il faut croire que ce n’était pas la première fois qu’il voyait de ces choses, car il comprit nos projets, et, voulant nous empêcher de les mettre à exécution, il détacha le corps de notre camarade, lui coupa la tête d’un coup de hache, la cloua sur un poteau avec une énorme cheville en fer, et