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du Nouveau-Monde que la hache du colon n’a jamais outragées. Qu’on se figure d’immenses dômes de verdure soutenus par des milliers de colonnes gigantesques. Cette vigoureuse charpente est comme perdue dans un fouillis de végétation extravagante, où la fleur, la tige et la feuille semblent lutter d’audace et de caprice ; d’épais faisceaux de lianes relient tous ces troncs robustes de leurs spirales sans fin. Arrivées au sommet des arbres, elles courent de branche en branche, puis retombent en cascades, pour reprendre racine et recommencer leur folle course aérienne. Sous cet océan de plantes et de ténèbres s’agite une création microscopique d’oiseaux, de reptiles, d’insectes, qui effraient l’imagination par la délicatesse de leurs formes, et dont l’éclat le dispute aux couleurs de l’arc-en-ciel. Tout ce petit monde ronge, creuse, piaille, butine, gambade, sans nul souci du chasseur, sans préoccupation de l’hiver, dont le souffle glacial est inconnu dans ces tièdes régions. Il semble que la nature tienne à sa disposition de merveilleuses forces créatrices, que les sucs de la terre ne comptent pour rien dans les proportions qu’atteint la sève. J’ai vu des palmiers d’une puissance extraordinaire s’élancer audacieusement d’un bloc de granit. Cramponnés au roc par leurs racines qui le mordaient et l’étreignaient de leurs dents noueuses, ils s’élevaient à des hauteurs inconnues, comme pour aller chercher dans le ciel la nourriture qu’ils ne pouvaient trouver dans les fissures du sol ; mais ils aspiraient par tous les pores de leur immense surface les trois grands principes de la vie, l’eau, l’air et le soleil.

La première impression qu’on éprouve en pénétrant dans ces sombres labyrinthes est un mélange indéfinissable d’étonnement et de terreur superstitieuse. On se rappelle involontairement l’ombre mystérieuse des forêts druidiques où nos aïeux accomplissaient leurs sanglans sacrifices. C’est là que pendant des siècles les tribus du désert se livrèrent leurs combats obscurs. Que de dramatiques légendes pourraient raconter les témoins séculaires de ces farouches exterminations ! C’est cette feuillée aux fleurs suaves qui cache le serpent, c’est du pied de ce tronc que le tigre et le caïman guettent leur proie. Si, dédaignant ces obstacles, le voyageur veut affronter le mur de verdure qui se dresse devant lui, il se voit aussitôt enlacé dans un réseau inextricable d’herbes, de plantes et de branchages. Ses mains s’embarrassent, ses pieds cherchent en vain un point d’appui. Des épines acérées déchirent ses membres, les lianes fouettent son visage, l’obscurité vient s’ajouter à ses embarras. En un instant il est recouvert de myriades d’œufs, de chenilles, d’insectes, de parasites de toute sorte, qui, traversant ses habits, vont s’implanter dans ses chairs et s’y repaître de son sang. Sa frayeur redouble.