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pas, et si je ne puis me défaire de cette femme, je pousserai ma vengeance à bout et me déferai de l’un et de l’autre. » Mme de Sévigné, si bien instruite des bruits de cour, avait sans contredit entendu mentionner cette circonstance, car après avoir raconté à sa fille (31 janvier 1680) une visite faite par quelques grandes dames à la Voisin, elle ajoutait : « Mme de Soissons demanda si elle ne pourroit point faire revenir un amant qui l’avoit quittée. Cet amant étoit un grand prince, et on assure qu’elle dit que, s’il ne revenoit pas, il s’en repentiroit. Cela s’entend du roi, et tout est considérable sur un tel sujet[1]. » La Voisin se faisait d’ailleurs comme un plaisir d’entraîner avec elle les supériorités de tout ordre. Dans un interrogatoire du 17 février, elle déclara sur la sellette « qu’elle avoit connu la demoiselle Du Parc, comédienne, et l’avoit fréquentée pendant quatorze ans, et que sa belle-mère, nommée de Gordo, lui avoit dit que c’étoit Racine qui l’avoit empoisonnée[2]. » On aime à penser que cette dénonciation par ricochet ne fut pas ramassée, et que Racine n’en eut jamais connaissance. Bien et dûment convaincue d’empoisonnement, la Voisin fut condamnée à mort et exécutée après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire. Il est difficile de s’expliquer aujourd’hui pourquoi, dans une affaire complexe, la justice se dessaisissait ainsi du principal accusé, quand ses complices. attendaient encore leur arrêt. C’était, il faut en convenir, une singulière manière de simplifier la procédure. La Voisin n’en fut pas moins brûlée vive le 22 février. « On ne dit pas encore ce qu’elle a dit, écrivait le lendemain Mme de Sévigné, qui était allée la voir passer de l’hôtel Sully ; on croit toujours qu’on verra des choses étranges. » Mais la Voisin n’avait rien précisé, et s’était bornée à des accusations générales et vagues qui ne compromirent directement personne. « Aux mains de son confesseur, rapporte La Reynie, qui était présent, ladite Voisin a dit qu’elle croit être obligée de

  1. Il était intéressant de contrôler ces assertions des accusés au moyen du procès-verbal de la santé du roi scrupuleusement tenu par ses médecins pendant toute la durée de son règne. Il est juste de dire que le volume récemment publié sous le titre, de Journal de la santé du roi Louis XIV par M. Leroi ne fournit aucun indice d’empoisonnement ni de troubles causés par des philtres quelconques. Ajoutons qu’envisagées au point de vue de la science actuelle, les observations contenues dans ce Journal dénotent une ignorance, une pauvreté de raisonnement qui aujourd’hui feraient sourire un frater de village. Qu’on mêle à cela une forte dose de confiance dans les signes astrologiques, et l’on se fera une idée de ce que devait être l’art de la médecine sous Louis XIV. Enfin on avait eu la preuve, lors du procès de la marquise de Brinvilliers, que des médecins chargés de l’autopsie de plusieurs personnes incontestablement empoisonnées n’avaient trouvé aucun des organes altéré, ce qui accrédita la croyance alors très populaire que certains toxiques, préparés à l’italienne, ne laissaient nulle trace appréciable.
  2. Bibliothèque de l’Arsenal. Pièces originales du procès, citées par M. Monmerqué. — Lettres de Mme de Sévigné, édition Hachette, t. VI, p. 278.