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justice. Au milieu de tous les enchantemens de l’art, il exerce sans pédantisme, mais aussi sans défaillance, ce que d’Aguesseau appelle les sévères fonctions de la censure publique. Cet appréciateur si fin de l’art d’écrire est le plus vigilant des magistrats, ce magistrat si scrupuleux est le plus intelligent des critiques. Qui a mieux jugé en quelques pages Rabelais ou Molière, Voltaire ou Montesquieu ? Mais en traçant ce discours, qu’on a nommé son chef-d’œuvre, Vinet devait partager sa justice entre la beauté littéraire et la vérité morale, puisqu’il avait à reproduire dans ses variétés infinies la vie intellectuelle d’une grande nation ; l’idée lui vint de circonscrire son point de vue, de chercher le génie de la France dans ses moralistes, dans ses philosophes pratiques, de placer ainsi la vérité au premier plan, et de se donner par là toute carrière pour apprécier le fond des choses. Telle est l’inspiration du cours sur les moralistes français, cours commencé à Bâle en 1833, et dont nous possédons, sous des titres divers, les meilleurs fragmens.

Les moralistes que l’orateur faisait ainsi comparaître à sa barre n’étaient pas seulement les écrivains qui ont traité de la morale d’une manière abstraite. Il convoquait tous ceux qui, le voulant ou ne le voulant pas, ont exprimé des idées morales et contribué en bien ou en mal à la formation de l’esprit public. À vrai dire, c’était une histoire complète des lettres françaises de la renaissance à la révolution, mais une histoire dont le caractère profondément humain, moral, social, était proclamé d’avance. Vinet cherche des hommes et non plus des artistes : il s’adresse aux instituteurs d’une grande race et leur demande compte de leurs œuvres. Les poètes seront-ils oubliés ? Non, certes. « Les grands révélateurs de la nature humaine, il le dit expressément, ce sont les moralistes poètes, car les poètes sont naïfs… Leurs paroles, expression des sentimens qu’ils ont accueillis en eux par une sorte de divination, sont autant d’aveux, de cris de l’humanité, d’éclairs jetés dans ses ténèbres. Tout cœur humain a de ces cris, de ces aveux, de ces éclairs, mais plus rares, plus voilés ; le poète les a tous recueillis. Son personnage, c’est lui-même, ou plutôt c’est l’humanité se personnifiant en lui. Ce n’est donc pas proprement imitation, c’est réalité… Je n’exige du poète que d’être vrai et de ne pas intéresser au vice : c’est là toute sa moralité positive. » On voit tout de suite quelle est la largeur libérale de cette critique au moment même où elle se prépare à juger l’imagination à la lumière de l’Évangile.

Ainsi les moralistes dogmatiques et les moralistes involontaires, les instituteurs et les peintres de l’humanité, les penseurs et les poètes, tels sont les témoins que Vinet interroge sur le génie moral de la France. Ce cours, qui embrassa plusieurs années, lui fut une