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des maîtres étaient pour lui des figures idéales et réelles tout ensemble. Il vivait dans leur intimité, pleurant et se consolant avec eux. Il était entré dans la vie « les bras ouverts au monde entier, » et le monde avait paru repousser son amour ; un monde meilleur l’accueillait ici, une race plus haute lui souriait, et parmi les enchantemens de ce nouvel univers, ce qui l’attirait avant toute chose, c’était l’âme plus que le génie, la vie morale plus que l’art, c’était encore et toujours l’humanité. On raconte que pendant un séjour à la campagne, près de la petite ville de Morges, ses hôtes prenaient le plus vif plaisir à lui entendre réciter les chefs-d’œuvre de notre littérature, tant son âme s’épanouissait au milieu de ces créations vivantes. Un soir, lisant le Cid à haute voix, il s’arrête tout court aux strophes de Rodrigue et sort du salon ; on s’inquiète bientôt de son absence prolongée, on le cherche, on monte dans sa chambre… Il pleurait encore à chaudes larmes.

La modestie presque farouche de Vinet n’avait pas empêché ses maîtres et ses émules de reconnaître la supériorité de son esprit. Un professeur qui a laissé de religieux souvenirs à Lausanne, M. Durand, était devenu son confident littéraire ; ils étudiaient, ils commentaient ensemble nos classiques, et plus d’une fois, j’en suis sûr, l’inspiration de l’élève compléta la science du maître. M. Durand étant mort en 1816, Vinet prononça un discours sur sa tombe : c’était une innovation bien contraire à l’esprit du calvinisme helvétique ; mais l’étudiant avait obéi à son cœur, et si les vieillards murmurèrent, la jeunesse fut charmée. Sa réputation de lettré s’établissait peu à peu sans qu’il y songeât. Il s’occupait encore de théologie par déférence pour son père, lorsque déjà le suffrage public le désignait pour l’enseignement des lettres. C’est ainsi qu’en 1817 il fut appelé à l’université de Bâle, où on lui confia la chaire de littérature française : rare honneur, si l’on songe à l’âge de Vinet, mais aussi responsabilité bien grave ! Le jeune maître avait à peine vingt ans. Heureusement il trouva un collaborateur inespéré dont l’appui doubla ses forces : ce père, jusque-là si rigide et qui combattait sans pitié sa vocation littéraire, s’empressa de lui tendre une main secourable. Il voulut être le secrétaire de celui qu’il avait peut-être, se disait-il, trop sévèrement comprimé. On le vit se mettre à l’œuvre avec lui, relire les grands maîtres, prendre des notes, faire des analyses d’ouvrages, fournir enfin au professeur novice une partie des matériaux que devait vivifier sa parole. N’est-ce pas là une scène bien touchante, et n’est-il pas permis d’y signaler une victoire de l’humilité respectueuse sur l’autorité altière ? Privé dès son enfance de l’amour de sa mère, Vinet en retrouva dès lors une étincelle dans l’âme attendrie du vieux calviniste.