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prononcé de l’individualité et l’imagination poétique se hâtèrent d’en personnifier les énergies diverses. On distingua, bientôt, puis on adora séparément le ciel et la terre : dans le ciel, on divinisa la lumière la foudre, l’air pur, l’air humide ; dans la terre, les eaux souterraines, les eaux visibles et douces, les eaux salées de la mer ; on célébra l’union de l’air chaud et de l’air humide, les noces astronomiques du ciel et de la terre, manifestées par les orages et les pluies. Cependant la poésie, qui vit d’images et de figures, s’accommodait mal de ces conceptions abstraites et peu définies. En l’absence de toute théologie officielle, elle s’empara librement de ces idées flottantes, les arrangea à son gré et leur imposa la forme humaine. Ainsi les élémens devinrent des personnes vivantes, leurs luttes des combats, leur union de célestes hyménées ; les divinités eurent leur histoire, mêlée, comme la nôtre, de naissances, de mariages, de guerres, de passions et d’intrigues, d’épreuves douloureuses et de félicité. Cette histoire, Homère ne la composa pas seul ; mais il l’écrivit, la compléta et la fixa avec tant d’éclat et de génie que le monde grec l’accepta de ses mains. Or non-seulement chacun des dieux d’Homère est un individu et a son caractère, moral distinct, mais chacun aussi apparaît revêtu de formes physiques et de beauté plastique. Sauf quelques divinités secondaires plus tard introduites, le programme de la sculpture grecque est donc tout entier dans Homère, depuis le Jupiter et l’Athéné de Phidias jusqu’à la Vénus de Praxitèle.

Au lieu de cette religion poétique et toute pleine de personnifications singulièrement propres à stimuler le sens esthétique d’une nation artiste par nature, supposez un ensemble de conceptions vagues, un système de données panthéistiques, ou un spiritualisme rigoureux et exclusif : on aurait eu soit une sculpture de monstres gigantesques, soit une absence totale de sculpture ; mais un art grec tel que nous le connaissons jamais. Et pourtant Émeric David écarte la piété du nombre des causes qui favorisèrent les arts, parce que la piété se contente de vieilles idoles et s’y attache avec une aveugle obstination. Assurément chez les Grecs, comme chez tous les peuples, la foi primitive, qui trouvait dans sa vivacité même de quoi s’alimenter, adora dévotement de grossiers symboles, une pierre, un pilier triangulaire, une poutre polie, une lance. On entourait de soins ces bizarres simulacres : on les lavait, cirait, frottait ; on frisait la chevelure dont ils étaient affublés ; on les ornait de couronnes et de diadèmes ; on les chargeait de colliers et de boucles d’oreilles. Ces poupées, ces mannequins, dit Ottfried Muller, avaient leur garde-robe et leur toilette. Ces puérilités durèrent des siècles. Le sentiment de la forme en effet se dégage