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encore loin en Allemagne et qu’on croirait vouées par la nature à une stérilité éternelle. Aussi, quand on parcourt au mois d’août cette région nue et désolée, est-on très étonné de rencontrer à trois ou quatre lieues de toute habitation d’immenses champs de sarrasin dont la fraîche verdure fait un agréable contraste avec les teintes sombres de la bruyère, et dont les charmantes fleurs blanches embaument l’air d’une douce odeur de miel. Voici comment on obtient cette récolte, qui donne un excellent résultat, quand elle n’est pas saisie par la gelée de quelque froide matinée d’été ou renversée par la violence des tempêtes. Le veenboer, le paysan des tourbières, loue ou, comme on dit, achète le terrain pour douze ans moyennant 200 ou 300 francs l’hectare. Au printemps, il dessèche la superficie de la tourbière en y pratiquant des saignées, puis il la découpe en mottes qu’il laisse sécher pendant tout l’été. Au printemps de l’année suivante, entre le 1er mai et la fin de juin, il choisit un jour serein, quand le vent soufflant de l’est ou du nord promet un temps sec, et alors il met le feu aux mottes desséchées qui couvrent le sol. C’est un rude travail que de distribuer la flamme partout également, car comme on allume toujours la tourbe sous le vent, afin que la fumée n’étouffe pas les travailleurs, il faut que ceux-ci, marchant au milieu du feu, répandent devant eux les charbons et les mottes enflammées au moyen d’une corbeille de fer fixée au bout d’un long manche. Ces vastes superficies de tourbières qui brûlent répandent d’épaisses colonnes de fumée que le vent du nord pousse sur la moitié de l’Europe, jusqu’à Paris, jusqu’en Suisse et même jusqu’à Vienne ; Tout à coup l’atmosphère perd sa pureté, tous les objets prennent une teinte bleuâtre, le soleil, dépouillé de ses rayons, ressemble à un disque de fer rouge dont l’œil supporte facilement l’éclat adouci ; une odeur toute spéciale accompagne l’apparition de ce singulier phénomène, que les populations désignent sous le nom de brouillards secs ou de brouillards du nord, sans se douter d’où ils proviennent. Quand les mottes de tourbe sont converties en charbon et en cendres, on égalise le terrain au moyen de la herse, et on y sème du sarrasin dans la. proportion de 80 litres environ par hectare. Le produit peut s’élever jusqu’à 21 hectolitres, mais on ne peut guère compter que sur une moyenne de 10 à 15 hectolitres, ce qui, au prix de 14 francs l’hectolitre, donne encore un magnifique résultat pour un terrain qui semblait destiné à demeurer absolument improductif.

On peut ainsi obtenir cinq ou six récoltes successives, mais après la troisième le produit commence à diminuer ; dès la quatrième récolte apparaît une plante naturellement étrangère aux tourbières, la spergule, qui envahit peu à peu le sol, de manière qu’à la sixième