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incapable d’initiative et de résistance, les mœurs publiques faisaient défaut, les mœurs privées se ressentaient du désordre des esprits, et la religion n’avait guère qu’une vie officielle. Rappellerons-nous la servilité et l’infidélité du sénat, les défections des généraux, le laisser-aller de l’opinion passant en moins d’un an des Bonapartes aux Bourbons et des Bourbons aux Bonapartes, la violence des passions qui séparaient les diverses classes, le besoin de vengeance qui animait les émigrés, l’inimitié que leur portaient les acquéreurs de biens nationaux, l’antipathie des masses pour les nobles et les prêtres ? Ces faits disent d’eux-mêmes dans quel état moral la monarchie constitutionnelle a trouvé le pays en 1814. Dans quel état l’a-t-elle laissé en 1848 ? Pas entièrement guéri assurément, pas assez affranchi de la routine révolutionnaire, pas assez dominé par le sentiment de sa propre responsabilité, encore accessible aux emportemens, aux surprises et aux défaillances, mais bien plus honnête et bien moins violent qu’en 1814, bien plus régulier, bien plus capable de réagir par lui-même contre les événemens. La France a rarement déployé plus de courage et d’esprit politique, elle s’est rarement montrée plus digne de la liberté que lorsqu’après la surprise du 24 février elle s’est défendue elle-même contre l’anarchie. L’action des lois sur les mœurs avait été si efficace de 1814 à 1848 qu’en 1848 les mœurs ont pu momentanément nous tenir lieu de lois. L’habitude de l’ordre a contenu assez longtemps les révolutionnaires déchaînés pour donner aux amis de l’ordre le loisir de se reconnaître ; l’habitude de la liberté a inspiré aux conservateurs vaincus l’esprit de résistance et de concert ; les états-majors politiques ont donné l’exemple de l’honneur et de la sagesse ; l’apaisement des passions et le progrès du bon sens public ont permis aux anciens partis divisés de se réunir, et de tourner contre la démagogie les armes qu’ils avaient trop longtemps portées les uns contre les autres ; l’esprit de famille et l’esprit religieux ont tenu lieu d’esprit politique à la portion flottante du public. À quoi tout cela était-il dû, sinon à la monarchie constitutionnelle ? Il est vrai, la monarchie constitutionnelle n’a pas duré, et c’est là contre elle le grand grief ; mais pense-t-on que la monarchie absolue eût duré plus longtemps et fait autant de bien ? Pense-t-on que l’ordre puisse se fonder en France sur l’arbitraire, que la France puisse renoncer définitivement à la liberté ? Des hommes se sont un instant trouvés pour le croire. Le croient-ils encore ? Cela n’est guère possible, et ceux même qui ont manifesté le plus de goût pour le régime arbitraire ont sans doute le sentiment que le pays veut la liberté, puisqu’ils la lui promettent.


CORNELIS DE WITT.