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en pleine convalescence et la France atteinte de la fièvre révolutionnaire. Lorsque les peuples ne profitent pas des enseignemens que renferme leur passé, ils peuvent y trouver de tristes indications sur l’avenir.

Nous ne sommes ni de ces adorateurs de la révolution qui trouvent un orgueilleux plaisir à médire de la France d’autrefois, ni de ces admirateurs passionnés de l’ancien régime qui mettent leur honneur à désespérer de la France d’aujourd’hui. En même temps que nous constatons avec joie les progrès de notre pays sur le siècle dernier, nous ne pouvons songer sans tristesse à ses anciens maux et à ses rechutes possibles. Ne nous laissons pas trop rassurer à la vue du grand nombre d’honnêtes gens que renferme incontestablement la France. Au XVIIIe siècle aussi, j’en suis convaincu, la majorité était restée étrangère aux vices que nous allons avoir à flétrir ; mais elle faisait si peu parler d’elle qu’il faut la chercher pour la découvrir, elle était si peu active et si mal armée qu’elle fut impuissante à sauver la vieille société française. Que les honnêtes gens de notre époque n’imitent pas l’inertie de leurs devanciers, s’ils veulent être assurés contre le retour des misères morales dont les mémoires du temps de Louis XV nous présentent l’effrayant tableau.


I

Dans une note qu’il a laissée sur le fameux contrôleur-général Law, d’Argenson s’exprime ainsi : « J’ai ouï dire un jour à Law chez mon père qu’il avait dit le matin à un de ses compatriotes anglais avec exclamation : — Heureux le pays où, en vingt-quatre heures, on a délibéré, résolu et exécuté, au lieu qu’en Angleterre il nous faudrait vingt-quatre ans ! Il se louait de cela à propos de son grand système, qui alla si vite qu’il nous versa. » Voilà d’un trait le tableau et la critique du gouvernement que Richelieu et Louis XIV avaient donné à la France. Le sort de la nation dépendait d’un seul homme. Le roi n’avait qu’à dire, et les choses étaient faites : à côté et au-dessous de lui, nul pouvoir capable de l’arrêter, rien que des parlemens pour enregistrer ses ordres, des intendans pour les exécuter et des sujets pour les subir, des sujets divisés en classes hostiles les unes aux autres et également impuissantes contre la volonté du maître. « Il y a en France, dit Montesquieu, trois sortes, d’états : l’église, l’épée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres… La noblesse tient à l’honneur d’obéir au roi, mais regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple… Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui par le aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions. » La société française renfermait encore des privilégiés impertinens,