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au milieu des belles ruines de l’antique résidence des princes palatins. Le soleil avait disparu de l’horizon, et les ombres transparentes du soir commençaient à descendre dans la vallée. La rencontre du jeune violoniste italien n’avait été pour l’âme souffrante et désolée de Lorenzo qu’une courte diversion. Il revenait toujours à l’idée fatale qui le préoccupait, et aucun raisonnement ne pouvait le distraire de Frédérique et du rival qui troublait son bonheur. La nuit cependant était magnifique, calme et sereine. On n’entendait que les bruits joyeux et confus qui s’élevaient de la ville en fête. Tout à coup plusieurs barques, portant à la poupe une lanterne de couleur, apparurent au milieu de la rivière, dont elles suivaient le courant. Dans la plus grande de ces barques, que les autres entouraient comme une escorte, se trouvait un groupe de femmes et d’hommes, parmi lesquels le chevalier crut reconnaître Frédérique et ses deux cousines. Une belle voix de ténor se fit bientôt entendre au milieu de ce groupe, chantant une délicieuse mélodie de Schubert, la Barcarolle, lorsqu’elle eut attaqué la phrase de la conclusion, qui s’éteint comme un soupir qu’emporte la brise :

Ah ! près de toi que le rêve est charmant !


le chevalier, que toute cette scène avait déjà vivement ému, fondit en larmes. C’était comme un dernier rêve de bonheur qui s’évanouissait en ne lui laissant que le regret d’une espérance déçue.

Pendant toute la journée du lendemain, Lorenzo réussit encore à s’esquiver, et ne se fit voir à ses amis qu’au moment du concert. Il était huit heures du soir lorsqu’il fit son entrée dans la grande salle du musée, qu’il trouva déjà remplie d’un monde brillant et joyeux, composé des plus notables habitans d’Heidelberg et des villes environnantes. Le fond de la salle était occupé par une estrade longue et élevée sur laquelle il y avait deux groupes nombreux d’hommes et de femmes. Entre ces deux groupes de chanteurs se trouvaient un piano carré et un pupitre destiné au docteur Thibaut, le fondateur et le directeur de cette académie de chant pour l’exécution de la vieille musique vocale. Des places réservées autour de l’estrade étaient occupées par des personnes de la connaissance de M. Thibaut, qui tenait à réunir près de lui les amateurs les plus distingués. Mme de Narbal se trouvait au premier rang de ces auditeurs de choix. La salle, splendidement éclairée et ornée avec goût, présentait un coup d’œil ravissant : elle était remplie d’un public animé et intelligent, qui assistait à cette fête d’un art aimable et puissant avec la sérieuse bonhomie qui caractérise la nation allemande. On aimait surtout à voir l’essaim de jeunes filles fraîches,